Les histoires Fantastiques:

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M. D’OUTREMORT

UN GENTILHOMME PHYSICIEN

 

Extrait des « Souvenirs » de M. de la Commandière à la date du 15 juillet 1911.

Les journaux du matin ne se privent pas d’épiloguer sur un drame étonnant qui s’est passé hier et dont j’ai fort bien connu le héros, un certain marquis Savinien d’Outremort.

Il fut mon condisciple à l’École Polytechnique, où je l’aperçus pour la première fois de ma vie. Nous nous liâmes d’amitié avec assez de promptitude, poussés en ceci par notre commune gentilhommerie, qui n’était pas dans les titres et les noms, comme il arrivait déjà trop souvent, mais dans les croyances, l’air et le sang.

Aussi bien, je crois avoir été le seul ami de M. d’Outremort. Le nom sépulcral qu’il porte l’avait d’abord désigné à l’éloignement de nos camarades ; sa personne, au surplus, ne provoquait pas les avances. Il était beau, certes, mais singulièrement, d’une beauté à la fois cruelle et archangélique. Sa mine était toujours d’un séraphin courroucé, d’Azraël en un mot, l’Ange Exécuteur. Il devait garder jusqu’au déclin de l’âge mûr ce visage d’éphèbe et cette expression justicière qu’il offrait à nos yeux de vingt ans ; devenu sexagénaire, il semblait être encore ce qu’il était dans ce temps-là : un jeune homme noir et silencieux.

Sans doute faut-il attribuer à la sévérité de ses dehors la déférence inhabituelle et mêlée de crainte qu’il inspira bientôt à chacun de nous et que je ne saurais mieux comparer qu’au respect dont on entoure, à l’accoutumée, ceux qui furent les acteurs d’événements formidables.

Cependant – je ne tardai pas à l’apprendre de lui-même – il n’avait jamais rien perpétré que d’ordinaire, pas plus que nul de ses ancêtres. Leur nom, ajouta-t-il, ne venait pas de quelque vieille aventure fantastique, et tirait sa consonance actuelle tout bonnement d’une corruption étymologique, l’n d’Outremont s’étant mué en r à force d’être mal prononcée par les habitants du marquisat.

Cette confidence n’eut point le pouvoir d’affaiblir à ma vue le prestige de M. d’Outremort, et comme je n’éprouvais pas moins de vénération à son égard depuis que je savais le néant de ses jours accomplis, je pris l’habitude de le considérer à la façon d’un homme prédestiné, à qui la Fortune réserve ses faveurs les plus éclatantes. Bonaparte à Brienne, si l’on veut.

Or, en dépit de mes pressentiments, M. d’Outremort a vécu dans l’obscurité ; et je doute à présent s’il connaîtra la gloire ; car ce mot ne saurait désigner l’espèce de réputation éphémère, affreuse et bizarre qu’il vient d’acquérir, et dont la cause, au demeurant, pourrait bien être celle de sa fin prochaine.

Le plus curieux, c’est qu’il semble fort qu’il n’ait tenu qu’à lui d’être une illustration de ce siècle-ci. On va voir comment.

Au sortir de École, tandis que mon goût me portait à l’Inspection des Finances, M. d’Outremort, pourvu de rentes non chétives, entreprit des recherches privées dans le domaine de la physique. Dirigées plus spécialement vers l’électricité, elles donnèrent lieu à de remarquables découvertes. Au vrai, c’est, paraît-il, à M. d’Outremort que nous devons les principes de la « télémécanique ». Je ne suis point trop versé là-dedans, mais on s’est chargé de m’instruire. Il faut entendre par « télémécanique » la science de gouverner les machines à distance, sans fil et par la seule entremise des ondes dites « hertziennes », qui sont dans l’espace.

Si j’en crois les hommes compétents, il y avait là de quoi mener au comble la renommée de l’inventeur, pour peu qu’il suivît son invention et qu’il la manifestât plus réellement que par des formules. Pourquoi mon ami laissa-t-il à d’autres ingénieurs le soin d’utiliser sa trouvaille ? Les torpilles télémécaniques, que l’on fait évoluer à plusieurs kilomètres de soi, sont aujourd’hui d’un usage courant, m’a-t-on dit. Que n’est-ce M. d’Outremort qui les manigança ? Et comment n’a-t-il pas même indiqué les autres utilisations pratiques de sa théorie, que l’on imagine aisément et fort nombreuses, tout profane que l’on est ?

M. d’Outremort a toujours été fantasque. Extrême descendant d’une lignée qui sort de la nuit médiévale, dix siècles de noblesse pèsent sur lui du poids de leur écrasante hérédité. Dix siècles de noblesse, c’est-à-dire, avouons-le, mille ans de vie affinée et raffinée ; mille ans de tracas, de préoccupations, d’ardeur ambitieuse ; un millénaire de superbe, de passions et de débauches. Chaque génération d’Outremort fut un pas de leur race vers ce que d’aucuns nomment perfection de l’être, et la plupart dégénérescence. Car vous ne sauriez parcourir la suite de leurs unions et noter, parmi elles toutes, une seule de ces bonnes mésalliances roturières qui, de loin en loin, renouvellent si à propos le sang trop vieux d’une maison. Point non plus de bâtards issus de maîtresses rustiques ou d’amants plébéiens. Rien que des nobles sortis de nobles. C’est une grande calamité pour un lignage. Les la Commandière se sont bien gardés d’un tel écueil, où les Outremort ont failli. – Voilà pourquoi le marquis Savinien, mon camarade, hérita de ses aïeux une âme d’outrance et de sensibilité, où le génie parfois s’entache de berlue dans une équivoque troublante. Avec lui, l’arbre généalogique le plus altier des Vosges aboutit à un rameau précieux et morbide ; rinceau d’élite ou branche monstrueuse, l’intérêt qu’il provoque demeure ambigu ; on balance s’il en faut admirer la rareté ou déplorer l’anomalie.

Partant, nulle famille de France ne possède à si haut degré l’esprit de caste. Et il faut dire que ce sentiment-là fut entretenu chez elle par un état de choses assez peu banal et qui ne se voit guère autre part.

Aussi loin qu’on remonte le cours de ses annales, on ne cesse de relever la trace d’un éternel désaccord entre les seigneurs du nom et leurs vassaux. L’histoire du fief n’est qu’une violente kyrielle de jacqueries et de répressions, de rébellions et de châtiments, drame interminable dont l’acte le moins tragique n’est pas ce qu’il advint, en mil sept cent quatre-vingt-treize, de l’ambassadeur François-Joseph d’Outremort et de sa sœur la chanoinesse, le trisaïeul et la grand-tante de Savinien.

Trop hautains pour émigrer comme leur fils et neveu Théophane, les deux vieillards, n’ayant pas quitté le château paternel, vaquaient l’un à ses gestions, l’autre à ses aumônes, parmi les atrocités de la Révolution provinciale. Et terrible – plus terrible qu’en aucun lieu de la République – fut la Terreur sur les biens d’Outremort. Après tant d’émeutes, Jacques Bonhomme était passé maître ès art. Les croquants furent impitoyables. Ils étaient menés par un furieux patriote, nommé Houlon, qui joua céans le rôle de Carrier à Nantes. Sur son décret, les sans-culottes et les tricoteuses du pays s’emparèrent de l’ambassadeur et de la chanoinesse. Mille dérisions leur étaient réservées. Pour finir, on les pendit à la lanterne d’un pignon, sur la place du village, au pied du manoir. Un féal serviteur les décrocha nuitamment, leur donna la sépulture de tradition, dans le château. Le Consulat vit cet homme de bien restituer l’apanage au marquis Théophane retour de Coblentz, où il y a chance qu’il ait fréquenté Ludovic de la Commandière, qui est à l’auteur de ces lignes ce que Théophane est à Savinien d’Outremort.

Celui-ci, même adolescent, n’aurait pu vous conter tout cela sans amertume. Sa voix tremblait de colère au récit de l’exécution de l’ambassadeur et de la chanoinesse. La rêverie occupait de ses heures plus qu’il n’eût fallu, et dans sa rêverie la déchéance des siens, l’hostilité de la canaille contre les châtelains successifs d’Outremort tenaient trop de place.

Cette obsession, toutefois, lui resta secondaire un assez long temps, et l’amour de la science l’emporta sur un tel souci dans les pensées de M. d’Outremort jusqu’au jour que son père, le marquis Fulbert, expira.

Le marquis Fulbert ! Il n’avait jamais été que louvetier, en tout et pour tout. Mais il le fut – passez-moi le tour – au maximum. J’évoque aisément sa dégaine de hobereau solide, fruste et bougon, toujours guêtré de cuir et de crotte, toujours sentant la poudre, la plume et le poil. Rien ne l’amusait, que la chasse. Il y employait tous les instants qu’il ne remâchait pas son dégoût de la démocratie gouvernementale et son regret des rois. Ses gardes, choisis comme des pugilistes, se montraient durs aux maraudeurs ; ils en avaient l’ordre, sous peine de renvoi. Leur maître passait sur les braconniers sa fureur d’aristocrate contre la racaille triomphante. – Un soir, il y a quinze ans, le louvetier fut trouvé raide mort au coin d’un bois, le sein criblé de chevrotines.

Je pris part à la cérémonie de ses obsèques. Nous le déposâmes non loin de l’ambassadeur et de la chanoinesse, au milieu d’une quantité d’ancêtres, dans la crypte qui s’arrondit sous la chapelle du manoir.

Savinien supporta de travers ce nouveau coup du sort. Il mit tout en œuvre pour venger la mémoire de l’assassiné. Faute de preuves, cependant, voici les assassins lâchés ; et mon ami de tourner à l’hypocondre. À dater de cette affaire, il se claquemure dans Outremort, et jamais plus on ne l’en voit sortir. Il cesse dès lors toute participation active au mouvement scientifique ; du moins, s’il continue de besogner, est-ce à la dérobée, attendu que les académies ne reçoivent plus communication de ses travaux. Les uns le prétendent fini ; d’autres l’accusent non d’oisiveté mais simplement de mutisme, disant qu’il ne prive sa patrie du résultat de ses expériences qu’afin d’en frustrer le Régime. On l’oublie peu à peu.

Il avait épousé – vers mil huit cent quatre-vingt-quatre, si j’ai bonne mémoire – sa cousine d’Aspreval, qui mourut en couches l’année suivante. Leur fils, le comte Cyril, trépassa voici trois ans. La dernière fois que j’entrepris le voyage d’Outremort, ce fut pour lui rendre les suprêmes devoirs. Car c’est une chose digne de remarque et passablement sinistre que mes relations avec le marquis ne soient jalonnées que de funérailles.

C’était donc en mil neuf cent huit. M. d’Outremort ne quittait pas plus son château que le pape le Vatican ; mais, redoutant les excentriques, j’avais perdu le souci de sa rencontre. Il m’apparut alors dans toute la perfection de sa noirceur et de son étrangeté. Son masque raphaélique aurait bien servi de modèle à quelque cire figurative de la Rancune ; que dis-je ! ne semblait-il pas cette cire elle-même ? – Il attribuait son récent malheur à l’insatiable scélératesse des campagnards ; et j’estime qu’il avait raison. Feu le jeune comte Cyril, sportsman aventureux, pratiquait l’automobile à grande vitesse. Nombre de poules et de barbets roués, plusieurs vilains frôlés de trop près, il n’en avait pas fallu davantage pour mal famer le véhicule cramoisi, qualifié double-phaéton par nos carrossiers, sur lequel il brûlait le macadam de la République. Une nuit qu’il rentrait au château, un fil de fer, tendu à la traverse, l’avait abordé sous le menton. Le fil s’était rompu, grâce à je ne sais quelle Providence capricieuse qui ne s’obstina point au-delà de cette rupture à la protection du blessé. En effet, à la suite de l’ecchymose, des complications survinrent. Favorisées par l’humeur appauvrie de cette gent, qu’un intermariage venait encore de gâter, elles avaient anéanti l’espoir du blason. Tant de quartiers échéaient à ce pauvre terme, à ce piètre oméga. Savinien restait seul ; et, par une coïncidence frappante, la crypte n’avait plus de vide qu’un tombeau.

M. d’Outremort me retint devant son propre sarcophage quand l’assistance eut remonté. Bon gré mal gré, j’entendis ses récriminations. Il s’excitait à mesure qu’il monologuait. La scène devint rapidement théâtrale.

Nous étions au fond d’une vaste tour souterraine, humide et glaciale. La muraille se carrelait de sépulcres, et sous les pas de Savinien les dalles funéraires sonnaient creux. Il allait et venait. Un soupirail – une grille – pratiqué au-dessus de nous dans le pavage du chœur de la chapelle, versait en ces lieux une pénombre grise, à peine un demi-jour de cave ; la fumée de l’encensoir achevait de s’y perdre en écharpe onduleuse, telle une longue et vivante toile d’araignée ; son arôme ecclésiastique s’accordait admirablement avec l’odeur caverneuse et mortelle de l’impasse. Les doléances du marquis s’élevaient sourdement, l’air de la tombe étant un milieu de silence, et sourdement résonnaient les noms des morts qu’il haranguait un par un. Je l’apercevais circulant autour de la rotonde parmi la ténèbre imparfaite, désignant les épitaphes dans l’ordre des décès, prenant les chevaliers, les menins, les connétables, les écuyers et les mestres de camp, les chambellans, les dames d’atour, les maréchaux, l’ambassadeur, la chanoinesse, le louvetier et le comte Cyril à témoin de son infortune, et jurant à leurs mânes qu’il les revancherait, sur son salut éternel.

Moi, cependant, je croyais les voir, tous ces trépassés environnants, couchés dans l’armure ou l’uniforme, l’habit de cour ou le manteau du Saint-Esprit. À cette apparition, je sentais un malaise m’envahir, l’humidité me transpercer plus avant et me glacer d’un froid nouveau. Je tâchai de calmer au plus vite l’emportement du marquis… Son exubérance tombée, une stupeur l’accablait. Nous quittâmes enfin la crypte, et le soir même je m’étais esquivé, gardant de M. d’Outremort la plus pénible impression.

L’épisode tombal auquel je venais d’assister se renouvela maintes fois dans la solitude. J’ai su, en effet, que M. d’Outremort partageait sa vie entre la crypte et l’atelier. Le cœur plein de ressentiment et l’âme remplie de science, il passait, disait-on, de l’un à l’autre, méditant par-ci, travaillant par-là, sans que personne pénétrât l’objet de ses extases ni le but de ses études. Il passait de l’un à l’autre, comme d’un regret invincible à une espérance sans joie ; et le manoir ancestral où sa race allait s’éteindre avec lui n’avait jamais été si lugubre.

Et pourtant, ce fut toujours un triste logis que celui-là. Les Outremort du onzième siècle l’ont bâti sur un mont, centre de leurs mouvances. Imaginez, au cœur d’une sombre forêt, un sombre rocher colossal dont la cime serait taillée en forteresse, voilà le château d’Outremort au sommet de son assise. Ce morne qui s’achève en architecture, ce basalte sommé d’une foison de tourelles pointues, cela fait rêver de stalagmites cyclopéennes. Enténébré, féodal et gigantesque, élégiaque et romantique, avec je ne sais quoi de fabuleux – rhénan, pour tout dire d’un mot, – on croirait une imagination de Gustave Doré pour situer le plus angoissant des contes de Perrault ; ou mieux peut-être : l’original d’un de ces croquis effarants que Victor Hugo traçait à l’encre, au café, à la suie, selon sa fantaisie redoutable, et qu’il eût appelé Heppeneff ou Corbus.

Si l’extérieur de ce burg vosgien semble géologique, l’intérieur en est monacal. Des galeries soutenues d’arceaux y font communiquer entre elles des chambres voûtées et des cours pareilles à des cloîtres. Nul décor mieux approprié aux marches pensives d’un solitaire chargé de savoir et de mélancolie, décor d’Edgar Poe hanté par une création d’Hoffmann – château Usher.

M. d’Outremort m’y convia fréquemment du vivant de notre jeunesse, le marquis Fulbert étant là qui chassait. Je n’aimais pas m’y rendre, et j’en sortais à tout coup avec soulagement, comme si j’échappais à un grand malheur. La proximité de cette foule défunte répandait par l’édifice une atmosphère de gêne et d’inquiétude. À mes yeux, la crypte se prolongeait dans toute la citadelle ; ses relents d’église et de catacombes montaient, pour mes narines, jusqu’aux greniers. Je déclinai sans autre motif plus d’une invitation à courre le cerf en forêt d’Outremort, et j’ai toujours évité de coucher dans cette demeure qui n’a point de lit où quelqu’un ne soit mort.

Ainsi je me souviens du burg. Ainsi je me rappelle le burgrave étonnant qui mena au vingtième siècle une existence anachronique de grand seigneur alchimiste, romane et moderne, romanesque et laborieuse – comme légendaire.

 

J’ai fait allusion ci-dessus au village qui se trouve à côté du château : Bourseuil. Présentement chef-lieu de canton, il fut naguère très humble hameau terrassé par le voisinage énorme d’Outremort. C’est qu’il n’a cessé de croître à partir du dix-septième siècle, à la barbe des châtelains, qui ne voyaient pas sans irritation toute la rancœur de la contrée se centraliser sous leurs murs. Ils n’y pouvaient mais. Bourseuil prospéra. Ses principaux luttèrent contre une suzeraineté que l’on baptisa tyrannie. Dans cette bourgade ultra-républicaine, le sanguinaire Houlon établit son quartier général et fit jouer la guillotine du district, après la pendaison de l’ambassadeur et de la chanoinesse.

Ayant relaté ce qu’on vient de lire, je laisse à penser l’état de M. d’Outremort quand il apprit dernièrement qu’une statue à l’effigie de Houlon serait élevée sur la place même de Bourseuil. On l’apercevrait du château. La souscription publique était ouverte.

De cet instant, il paraît que M. d’Outremort – que je n’ai plus revu – alla jusqu’à dépasser cette perfection de lui-même, ce superlatif de la personnalité, dont j’ai déjà touché deux mots. Il s’abîma dans le labeur et la contemplation. Néanmoins, ses domestiques observèrent que maintenant, de la crypte et de l’atelier, celui-ci l’attirait davantage. Il l’agrandit de toute une immense remise à voitures, où deux chaises de poste et un tilbury côtoyaient le break du louvetier Fulbert et l’automobile rouge du comte Cyril. À toute heure, on entendait venir de là des bruits de lime et d’enclume. C’était Monsieur le marquis faisant le serrurier et le forgeron, pour user sa peine et marteler son cœur… Ce qu’il fabriquait n’avait pas d’importance, en vérité ; il s’exténuait pour s’exténuer, sans autre dessein, lui, ce savant, le père de la télémécanique !… Alors il fut visible que M. d’Outremort avait réussi à tuer son âme trop douloureuse ; car songez qu’il devint joyeux et qu’on l’entendait rire, la nuit, dans la remise, parmi les râpages et les tintements.

Ses gens l’aimaient pour son indulgence magnifique. Ils redoutaient une issue fatale occasionnée par l’inauguration de la statue, qui devait avoir lieu le 14 juillet, quantième aujourd’hui national.

M. d’Outremort, de ses fenêtres, vit sans doute jucher au piédestal le démagogue de pierre, en carmagnole, coiffé d’un bonnet que l’on sentait rouge malgré sa couleur blanche, si tant est que j’ose écrire cette phrase de sottisier. Houlon était représenté dans une attitude de bravade. Ses yeux d’effronté toisaient le château. Il personnifiait au mieux le rustre vainqueur.

La surveille de la fête, M. d’Outremort lorgna le simulacre à l’aide d’une jumelle, et sourit. Cela est certifié par son valet de chambre Nazaire, un antique bonhomme tout dévoué, qui assure que son maître ne fut jamais plus souriant que les 11, 12, 13 et 14 juillet mil neuf cent onze. Il en conclut que M. le marquis Savinien faisait contre mauvaise fortune bon cœur et que la démence est parfois un bienfait. Fort de cette opinion, et M. d’Outremort lui ayant prescrit de s’aller mêler au peuple avec les autres valets afin d’entendre et de lui rapporter les propos de la tourbe, Nazaire descendit à Bourseuil vers une heure après midi, la cérémonie étant fixée à deux heures. Toute la livrée l’accompagnait.

Le village était furieusement surpeuplé. D’après la statistique, une affluence de cinq mille personnes se pressait dans cette commune de neuf cents âmes. Ceci prouve clairement l’importance qu’on attachait dans les parages à cette démonstration libertaire, et donne la mesure du « civisme » ardent qui anime encore les ci-devant tenanciers du marquisat. En dépit d’une chaleur torride, tout ce monde-là bourrait la place, autour de la statue recouverte d’un linge à peu près immaculé. Une légère tribune sortait de la foule comme un ponton d’un étang tourmenté. Quatre oriflammes pendaient à quatre mâts ; des drapeaux pavoisaient les fenêtres garnies de spectateurs ; les lanternes vénitiennes entrecroisaient déjà leurs guirlandes pour le bal de la soirée. Et l’animation se continuait tout le long de la grand-rue, au bout de quoi le château d’Outremort massait l’image taciturne de cette Bastille dont la prise allait être commémorée.

Du fin fond de ses profondeurs retranchées, M. d’Outremort distingua forcément la Marseillaise qui ouvrit la solennité. Houlon, dévoilé, parut aux applaudissements de tous. Un député de l’extrême-gauche prit la parole. Son discours, au lieu de socialiste, fut jacobin. Natif de Bourseuil, il était au fait des redondances qu’il fallait déclamer pour émouvoir ses concitoyens. L’unifié se livra vis-à-vis d’Outremort à des allusions faciles et sans pitié. On l’écoutait dévotement, l’auditoire contenait sa jubilation, plusieurs manants louchaient vers le château, d’un air de mauvaise allégresse. Ils virent ainsi, à la croisée d’une poivrière, quelqu’un dont ils ne s’inquiétèrent d’aucune sorte, ne sachant pas, dans la distance, qui était ce curieux-là.

Nazaire, lui, ne pouvait s’y tromper. Tandis que ses pairs s’occupaient à boire dans une salle d’auberge, il obéissait scrupuleusement aux instructions qu’il avait reçues, et se tenait tout oreilles en face du tribun. Dès qu’il eut remarqué la présence de M. d’Outremort à l’ouverture de la poivrière, il n’en conçut rien de bon, et prit le chemin du retour.

Se faufilant parmi la populace de la grand-rue, avec des regards sourcilleux à l’adresse du château, il s’aperçut tout à coup d’une chose qui le fit blêmir : le pont-levis était abaissé, la herse relevée et les portes béantes. Nazaire se hâta, saisi d’un trouble indéfinissable. Cependant M. d’Outremort n’avait pas quitté son poste, et c’était rassurant. Même, il ne paraissait pas s’intéresser au spectacle lointain de la célébration rurale, puisque, de plus près, il avait l’air de manipuler des objets… Oui, c’était rassurant…

Quoi qu’il en fût, aussitôt dégagé de la presse, l’honnête chambrier se mit à courir.

Il s’arrêta soudain et fit un cri perçant que l’on entendit jusque sur la place, à la faveur du silence attentif engendré par le discours.

Cinq mille têtes se tournèrent du côté d’Outremort.

On n’avisait aucun motif de frayeur. Toutes choses offraient l’apparence la plus paisible. Une automobile, sortie du château, filait sur la corniche inclinée dont la rampe aux trois zigzags mène du pont-levis d’Outremort à l’entrée de Bourseuil. Quatre voyageurs s’y groupaient. Un lacet de poussière s’allongeait derrière elle.

Y avait-il là de quoi pousser le moindre cri ? Non, pensaient la plupart. Oui, songèrent les Bourseuillois quand ils reconnurent, à sa couleur rouge, le double-phaéton de qui la vitesse les avait révoltés trois années auparavant. Il fallait voir un défi de M. d’Outremort dans le remploi de cet engin qu’ils avaient condamné. Cela leur gâtait le plaisir. Pourtant, que la voiture arrogante vînt à eux un jour comme celui-là, ils se refusaient à l’admettre. Au bas de la côte, elle tournerait, enfilerait la route départementale, et disparaîtrait avec les quatre laquais chargés d’exécuter cette misérable protestation.

Le sénateur Collin-Bernard, président, se leva pour ramener l’attention vers la statue au moyen d’une tirade. Mais tous les yeux suivaient la descente de cette injure automobile – et le Houlon de pierre faisait mine de la suivre aussi. Elle arrivait au terme de la déclinaison rocheuse. À ce moment, le soleil fit miroiter à ses flancs des lueurs, des reflets insolites.

M. d’Outremort, toujours méconnu, la surveillait du haut de sa poivrière.

Elle ne vira pas au tournant de la route ainsi qu’on l’avait présumé, et s’engagea sur la chaussée qui se transforme en grand-rue. Elle arrivait donc à Bourseuil, et rondement ! Peut-être que c’était le marquis lui-même, avec des partisans, qui venait narguer le prolétaire ? Quels aristos impertinents allaient descendre de la machine ?

Une trombe poudreuse approchait. La foule se dissimulait à elle-même la venue des quatre voyageurs. On s’étonna d’une marche aussi muette : le moteur, autrefois, crépitait. On s’étonna d’une course aussi rapide : autrefois… Mais… Ha !…

Tout s’éclaira dans les cerveaux, avec brusquerie. L’automobile chargeait la multitude !

Il y eut un mouvement convulsif de la grand-rue, le tassement prompt de l’assemblée, de-ci, de-là, pour former la haie. En un clin d’œil, un chemin creux s’ouvrit à travers la matière humaine comprimée. Quoi qu’elle en eût, elle faisait passage au train seigneurial, comme au temps jadis où les carrosses retentissants cahotaient sur le pavé du Roi. Gare ! Gare ! Place ! Rangez-vous !

L’automobile s’engouffra dans l’espace vide. Un météore ! Et pas un coup de trompe ! Pas un appel avertisseur du pilote ! Pas un geste des quatre individus masqués de lunettes et caparaçonnés de manteaux, qui gardaient un calme effroyable !

Le bolide effleura la cohue de droite, puis, d’une embardée, celle de gauche, puis se rejeta sur la droite ; ainsi de suite. Et d’atroces clameurs accompagnaient chaque sinuosité de la voiture, et les hommes s’abattaient à la file, en épis, parce qu’elle les fauchait avec de larges faulx disposées à la hauteur du jarret, comme celles des chars militaires de l’Antiquité…

L’éclair d’une seconde, lancée en express, elle parcourut ainsi la longueur du fossé de chair, titubant d’une rive à l’autre et laissant après elle une horrible boucherie. (Le sang coulait dans les ruisseaux comme l’eau quand il pleut.)

Ce faisant, elle atteignit la place comble, et là, plutôt que de suivre l’allée qu’on lui ménageait en ligne droite, elle obliqua tout à l’improviste et s’enfonça dans le plein des assistants.

Or, telles étaient sa vitesse acquise et sa force, qu’elle fournit encore un fier trajet avant de s’arrêter. Son allure imitait le bourlingage d’une chaloupe basculée sur un flot houleux. Elle montait pour replonger, tanguait et roulait. Des chocs mous battaient le capot. Les pneus faisaient jaillir d’écarlates éclaboussures. Elle avançait dans de la souffrance qui hurlait. Terrifiante moissonneuse d’un champ d’humanité, elle y forait une trouée abominable. La tuerie dépassa tous les carnages dont ceux qui étaient là pouvaient se souvenir ; mais surtout, jamais massacre plus affolant ne fut commis par des meurtriers aussi froids. Un conducteur impassible dirigeait l’hécatombe. Par un subtil raffinement, son costume était celui du comte Cyril d’Outremort, que les paysans avaient fait passer de vie à trépas. On connut le détail ; l’épouvante grandit. Chacun s’enfuyait. Sauve qui peut !

La déroute éparpillait la foule en tous sens.

Cependant un grand nombre de badauds s’étaient repliés dans une encoignure de la place, où ne débouchait qu’une impasse ; et le danger les y acculait. Il y avait à cet endroit une agglomération indescriptible d’êtres éperdus qui se piétinaient, s’escaladaient l’un l’autre et s’étouffaient.

L’automobile pointa sur eux.

Monstre à demi brisé, couvert de souillures innommables, un dernier effort la précipita au sein de la panique massive. Elle la traversa de part en part, et vint se fracasser sur le butoir pantelant que faisaient ses victimes écrasées contre un mur.

Morte la bête !… Les quatre bourreaux gisaient au travers de ses débris. Sur-le-champ de féroces gaillards, soûls de haine, accoururent pour les achever. L’un d’eux, mécanicien de son état, vit le moteur sous un amas de ferrailles, et s’étonna de n’y point retrouver la silhouette quadruple des cylindres ; une grosse « dynamo » remplaçait leur bloc familier. Mais ce vengeur avait mieux à faire que de s’attarder à l’examen d’un système électrique. Ses acolytes empoignaient déjà le chauffeur criminel… On le saisit, on arracha les lunettes qui voilaient sa face de bandit… Et ce fut à qui le lâcherait le premier…

Car c’était la Mort en personne qui avait piloté la voiture à faulx. Je vous le dis : c’était un épouvantable squelette ricanant, à moitié charnu de lambeaux verdâtres…

En même temps apparaissaient, dévêtus de leurs cache-poussière, trois autres squelettes plus anciens : l’un harnaché d’une tenue de vénerie au bouton du marquis Fulbert ; le second en habit de soie et culotte courte, l’épée en verrouil ; le troisième avec une robe à paniers rehaussée d’un cordon bleu…

Alors on accepta que le comte Cyril, venu d’outre-mort, eût mené à la revanche le louvetier, l’ambassadeur et la chanoinesse.

Tous les yeux, encore un coup, regardèrent le château macabre d’où s’échappaient les décédés. La plupart étaient des yeux à jamais fixes et hagards. Beaucoup s’attendaient aux visions de Josaphat…

Mais le château ne bronchait pas, et quelqu’un fermait tranquillement la croisée d’une poivrière.

LA CANTATRICE

À Louis Cochet

Le vieil Hauval – qui est toujours directeur de l’Opéra-Dramatique – peigna d’une main noueuse sa barbe de fleuve, et nous dit :

– Voilà :

En 1890, au mois de mars, on donna Siegfried à Monte-Carlo. Une interprétation hors ligne devait faire de cette reprise le grand événement lyrique de la saison ; je décidai d’y assister, et je quittai Paris avec une bande d’artistes, de critiques et de dilettantes qui couraient, sans le savoir, à l’audition la plus troublante que des vivants puissent goûter. Je vous passe les péripéties du voyage ; car notre voyage comporta des péripéties : des arrêts, des retards, une halte forcée de deux heures à Marseille, occasionnée par un accident de chemin de fer et que j’employai de mon mieux à visiter la ville. Je passe donc, je parviens en Monaco et j’arrive à la représentation.

Elle commença dans la splendeur et se poursuivit sans défaillance. Le programme était une liste de célébrités. Les premiers chanteurs du monde réalisaient le drame wagnérien. Caruso jouait Siegfried ; et nous étions dans le ravissement où son timbre et sa puissance venaient de nous plonger – lorsque l’oiseau chanta.

Vous vous rappelez qu’il y a dans Siegfried un oiseau qui chante, c’est-à-dire une femme, dans la coulisse, qui prête à l’oiseau le prestige des mots et de la mélodie.

Donc, une femme invisible se mit à chanter soudainement. Et alors il nous sembla que tous les autres n’avaient fait que miauler, rugir ou braire depuis le lever du rideau, et les sonorités de l’orchestre impeccable devinrent tout à coup criardes et fâcheuses – tant cette voix était une féerie. Sa pureté n’avait d’égale que sa force. Elle réunissait toutes les vertus que les sons peuvent acquérir, et cela d’une manière si incomparable, inouïe et surhumaine, qu’on se demandait en premier si vraiment une gorge mortelle émettait le chant prodigieux, ou si ce n’était pas une étrange voix indépendante, qui vivait toute seule… Mais à l’écouter, non, non : ce soprano caressant révélait une âme féminine, un cœur ardent de jeune fille qui l’exhalait avec un naturel charmant, comme une fleur donne son parfum… À l’écouter, on devinait à sa source une bouche vermeille et des seins blancs qui palpitaient… On frémissait, à l’écouter, ainsi qu’à regarder la fraîcheur d’une vierge trop belle…

Qui donc chantait de la sorte ?… Ma mémoire entendit alors, une à une, les cantatrices fameuses dans l’univers. Je les connaissais toutes. Je crus, un instant, que l’une d’elles nous avait fait la surprise d’accepter ce rôle inférieur. Mais nulle prima donna n’aurait pu rivaliser d’organe ou de savoir avec la fée qui chantait l’oiseau dans la coulisse.

Elle se tut. Il se fit dans la salle un bruissement sensationnel. On consulta le programme. Il ne portait qu’un nom qui fût obscur, celui que cherchaient tous les yeux : Borelli.

Le public attendait avec une impatience bizarre la rentrée en scène de l’oiseau et le moment où l’inconnue recommencerait à chanter. Moi-même j’avais de sa voix un désir tyrannique… Elle jaillit enfin, et ruissela sur nous comme une onde subtile et ensorcelante où l’on aurait voulu se baigner à jamais…

Quand la Borelli cessa de chanter pour la seconde et dernière fois de la soirée, la foule dut ressentir une contrariété voisine de la souffrance, car on entendit un grand soupir douloureux s’enfler du parterre aux plus hautes loges. Puis les applaudissements éclatèrent, si impétueux, que l’orchestre s’arrêta. Les spectateurs, levés, battant des mains, réclamaient l’apparition et le salut de la diva. Mais en vain Caruso tendait-il à la cantonade un bras solliciteur, Mlle (ou Mme) Borelli se refusait à l’ennui, sans doute, d’exhiber aux feux de la rampe un minois dépourvu de fard.

Je profitai du tumulte mondain pour m’échapper vers les coulisses à la découverte du phénomène.

Gunsbourg, le directeur, se trouva sur mon passage. Il était radieux.

– Hein, mon cher, quelle révélation !

– Mais qui est-ce ?… Borelli, Borelli… Un pseudonyme ?… C’est miraculeux : une voix de jouvencelle et une expérience de vieille artiste ! Mâtin ! quelle autorité ! quelle chaleur ! quelle…

– Quelle révélation, hein !

Gunsbourg n’en revenait pas lui-même. Pour moi, je n’avais qu’une idée : engager la Borelli à l’Opéra-Dramatique. Et je l’avouai franchement. Mais Gunsbourg secoua la tête d’un air goguenard.

– Ça, vous savez, c’est une autre affaire !

Je supposai qu’il avait traité avec la chanteuse pour une longue série de représentations. Il me détrompa, mais n’en jura pas moins – toujours d’un ton railleur – que jamais Mme Borelli ne paraîtrait sur le plateau de mon théâtre.

– Est-ce donc qu’elle ne sait pas jouer ? questionnai-je.

– Bah ! Elle apprendra. C’est un détail. Sa diction, déjà, ne laisse rien à désirer. Mon cher, présentez-moi. Vite. Je me charge du reste.

– Tenez ! La voilà qui s’en va !… La voilà qui passe au bout du corridor avec son mari. Eh bien, venez-vous ?…

Un couple venait de déboucher dans le couloir par une porte latérale et, nous tournant le dos, s’éloignait. Je les entrevis quelques secondes, avant le coin du fond, lui : stature imposante enveloppée de sombre, – elle : pauvre forme imprécise étayée de deux béquilles qui lui remontaient les épaules en cadence et la cognaient aux aisselles à chaque branle.

La cantatrice non pareille était infirme !

J’en ressentis une déception cruelle, dont la violence m’étonna quand je revins de ma stupeur.

Les Borelli s’en étaient allés. Gunsbourg attendait.

– Qu’importe ! m’écriai-je enfin dans l’ardeur de mon enthousiasme. Il n’y a point de boiterie qui tienne ! Après l’avoir auditionnée, tous les compositeurs la voudront comme interprète. On écrira pour elle des rôles sur mesure, épisodiques, immobiles ou cachés, des rôles admirables d’originalité ! des rôles de voix et non de personnes ! Que sais-je… Et puis, nous avons la ressource des concerts ; de ce côté, le champ est libre !… En tout cas, mon cher, il faut la faire entendre. Songez donc ! Il s’écoulera peut-être des siècles et des siècles avant qu’un tel prodige vocal se reproduise – s’il se reproduit ! Je suis même ahuri de ce que votre pensionnaire ne soit pas illustre en dépit de son infirmité. Où diantre avez-vous déniché ce rossignol ?

– Je l’ai vue pour la première fois il y a huit jours. Elle est arrivée un soir dans mon cabinet, amenée par le mari, ou du moins par l’individu qui se prétend le mari. C’est un personnage assez inquiétant, louche d’aspect et d’allure. Tous deux, nippés de frusques sans nom, paraissaient dans la misère. Cependant, leur mine respirait la santé de vagabonds accoutumés au grand air. Je pense qu’ils venaient d’Italie, peut-être en mendiant… Mais, somme toute, on ne sait pas d’où ils viennent. M. Borelli a débattu les conditions de l’engagement avec une âpreté révoltante. Il vit aux crochets de sa compagne, c’est manifeste. Elle a cette physionomie contrainte des Lakmés ou des Mignons, et sûrement ne chanterait pas si quelqu’un ne l’y forçait. Pauvre fille ! Avez-vous remarqué la mélancolie de sa voix ?

Non, je ne l’avais pas remarquée. D’ailleurs, mon projet me travaillait l’esprit.

– Donnez-moi leur adresse, fis-je brusquement. Je veux emmener cette femme à Paris.

Le ménage des bohèmes occupait deux chambrettes dans un hôtel de quatrième ordre intitulé Villa des Mouettes, en vue de la mer. Il se trouva que j’habitais non loin. Je m’y rendis le jour d’après, dans la matinée.

Sans le moindre protocole, un garçon me conduisit à leur appartement.

– Ils logent au premier, me dit-il, rapport à l’impotence de la dame. Ici on se passe d’ascenseur, et il n’y a pas de chambres au rez-de-chaussée.

Et comme une sonnerie de trompe tarabustait les profondeurs de l’immeuble :

– C’est lui qui joue du cor de chasse, ajouta le garçon. Ça fait déjà trois fois qu’on y dit de s’taire.

Nous arrivâmes devant une porte que la fanfare intérieure faisait vibrer, ahurissante, sauvage, mais non sans une certaine beauté rude.

Mon guide frappa. Le silence s’établit tout d’un coup. Je perçus un dialogue étouffé, le bruit s’éloignant d’une chose traînée sur le parquet, la fermeture d’une porte, puis l’ouverture d’une fenêtre… le cric-crac d’une clef…

Enfin Borelli.

Face à face, nous reculâmes. Pour mon compte, c’était de surprise, à la vue de ce gaillard patibulaire, étonnamment joufflu, basané, frisé, sorte d’hercule dangereux, à peine vêtu d’un pantalon et d’une vareuse flottante, et qui… En vérité, je ne sais comment exprimer… J’éprouvais la sensation brumeuse de l’avoir déjà rencontré, cet homme, et récemment, parbleu ! mais dans une circonstance telle que je n’aurais pas dû le revoir. Y êtes-vous ? Le fait de le retrouver me semblait – obscurément – impossible. Vague impression ; si vague qu’un peu de raisonnement l’attribua tout de suite au ressouvenir de quelque rêve.

La défiance de Borelli se dissipa moins promptement. Une inquiétude égarait ses prunelles ; et je n’en comprenais pas la raison, car, loin d’expliquer ma réminiscence, l’attitude de mon hôte semblait la contredire. (J’avais de ces rapports une conscience sourde.)

Je saluai. La face de Borelli s’ensoleilla.

– Diamine ! lança-t-il en gonflant ses joues anormales. Vous m’avez fait peur, vous, avec votre grande barbe blanche ! Perbacco, signore, on prévient, quand on ressemble pareillement à un autre !

Je lui tendis ma carte. Il éclata d’un rire formidable, où je crus démêler qu’il ne savait pas lire.

C’est pourquoi je lui dis mon nom et mon état.

Alors il me fit asseoir.

J’exposai le but de ma démarche, négligeant de parler béquilles et claudication, et faisant à la dérobée l’inventaire du logement. Borelli, poussé par une fausse honte, avait dissimulé son cor de chasse. Je ne découvrais qu’un misérable garni impersonnel : deux chaises, un lit de fer, une commode-toilette ; sur la cheminée, une pendule de bazar flanquée de deux grosses conques épineuses ; aux murailles, des chromos et des patères ; et, dans une encoignure, la malle la plus navrante qu’on puisse imaginer, vétuste et moisie, telle une épave ramassée sur la côte après un naufrage. Peu à peu, devant cette indigence, la pitié m’attendrissait. Mes offres s’en ressentirent. Elles furent… ce qu’il fallait qu’elles fussent.

Borelli les écouta sans mot dire. Par la fenêtre ouverte il regardait la mer, d’un œil perçant. Ses pieds nus, bronzés, jouaient du bout des doigts avec leurs espadrilles. Dans l’entrebâillement de la vareuse, on voyait son torse brun d’athlète napolitain se soulever fortement au rythme de la vie… Ah ! le beau gars !… Mais où donc l’avais-je aperçu ?…

Fronçant les sourcils, crispant les poings, il grommela :

– C’est bien ma veine !

Et il se mit à ricaner d’une manière sarcastique.

– Je savais bien, reprit-il, qu’on me proposerait des quantités d’or et d’argent ! C’est bien ma veine !… Je ne peux pas, perbacco ! Nous ne pouvons pas accepter. Nous ne pouvons pas aller à Paris, voyez-vous, monsieur le directeur. Je suis obligé de refuser… Ah ! l’existence n’est pas facile sur terre ! Je me demande même si nous réussirons à vivre par ici… Vous savez, au moins, que Mme Borelli est éclopée ?

– Je ne veux pas le savoir. Personne ne voudra le savoir. Elle chante et l’on est tout oreilles. Elle chante et l’on n’a plus de regards…

– N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? Vous n’avez jamais entendu chanter comme ça, eh ?… Croyez-vous qu’elle en a des trésors dans le gosier !… Oh ! tout de même, dites, estimez-vous que je puisse gagner beaucoup d’argent avec elle ?… Qu’est-ce que vous diriez de concerts dans le noir ? Les ténèbres et la musique, ça va ensemble. On ne la verrait pas… Et puis, ça ferait des économies de luminaire… Qu’est-ce que vous en pensez ? dites, monsieur le directeur ?… J’ai l’idée d’une tournée le long du littoral : Nice, Marseille…

Profondément écœuré des façons de ce rustre qui parlait de sa femme et d’une grande artiste comme d’un objet curieux, je répliquai cependant :

– Mais pourquoi ne pas vouloir essayer de Paris ? Je certifie…

Cette gouape énorme trancha sans appel :

– Basta ! basta ! J’ai dit le littoral, ça sera le littoral ! Nous ne faisons que les plages. C’est des raisons de santé, c’est du caprice de madame, c’est des secrets de famille, c’est tout ce que vous voudrez, mais – c’est – comme – ça ! Le littoral ou rien.

Il me fit l’effet d’une brute assez rare. Aussi bien, mon opinion se fortifia lorsque Borelli, ayant distingué dans la chambre voisine un clapotis d’ablutions – qui, du reste, devaient éclabousser copieusement les alentours – se rua sur la porte de communication, l’entrouvrit, et injuria l’auteur du barbotage, dans une langue barbare et singulière. Ce fut terrible de fureur, de véhémence.

On ne lui répondit rien. Mais Mme Borelli continua de prendre son tub en sourdine. (Du moins, je suppose que c’était cela.)

L’autre, apaisé, revint à moi :

– Je regrette, allez ! je regrette, perbacco ! pour les bénéfices, comme de raison… Et aussi… Vous avez l’air d’un bon vieux… On se serait arrangés…

Il me toisait avec une bienveillance dédaigneuse.

– Je suis à votre disposition, repartis-je poliment.

Le maroufle se méprit sur le sens convenu de la formule.

– Vrai ? dit-il. Vrai de vrai ?…

S’étant rapproché, il me dévisageait sans retenue :

– Vrai de vrai de vrai ?…

Le triste sort de la chanteuse m’apitoyait assez pour que je fisse, des yeux et de la tête, un signe d’acquiescement. Sur ce, Borelli me dit à voix basse :

– Eh bien, alors, écoutez : vous pouvez me rendre un fier service !…

– Allez ! allez !

– Si vous… (il me fixa sévèrement, et, satisfait de mon maintien, reprit sur le mode confidentiel, un peu gêné peut-être.) Si vous apercevez dans les environs un homme qui vous ressemble comme votre reflet, dites-le-moi subito.

Je feignis d’accepter la mission :

– Un homme avec une grande barbe blanche ? Très vieux !

– Plutôt ! gouailla Borelli dans un sourire amer.

– Son costume ?

Il parut perplexe.

– Son costume ?… Ma foi… Pas très à la mode, sans doute. Baroque, il y a des chances. Ah ! dites donc : vous tâcherez de voir son front. Son front doit porter la marque d’une… d’un chapeau trop dur et longtemps coiffé… Tout à l’heure, quand vous vous êtes découvert, j’ai reconnu par là que vous n’étiez pas lui… Mais c’est surtout la barbe qui vous l’indiquera.

– Et s’il s’est fait raser !

Mon interlocuteur sourit encore ; cette fois, c’était sans amertume. L’évocation de mon sosie mystérieux, privé de barbe, semblait le remplir d’allégresse.

– N’ayez crainte, monsieur le directeur. Il y a des barbes qu’on ne rase pas. – Et merci, vous savez. – C’est, pour ainsi dire, un créancier… qui me traque…

Il restait songeur devant la mer.

Afin de prolonger l’entrevue et, si faire se pouvait, pénétrer plus avant dans la confiance de ce butor énigmatique, j’aventurai :

– Vous aimez la mer, à ce que je vois.

Il émergea de sa rêverie, et ses joues, empourprées, se ballonnèrent. Il souffla :

– Moi ? La mer ?… Euh… pourquoi me demandez-vous ça ?… Non, je n’aime pas la mer. Ça pue, hein ? Ça sent la marée. Vous ne trouvez pas que ça sent le poisson jusqu’ici ? Non ? Ce n’est pas ça que vous vouliez insinuer ? Non ?… Moi je trouve ! (Il criait tout à coup, d’une voix menaçante) Moi je trouve ! Ça sent le poisson ici !

Ses yeux vifs pétillaient, braqués sur les miens. Je crus devoir me retirer sans plus discourir, et je pris congé de l’irritable nomade, en le chargeant de transmettre à Mme Borelli l’assurance de ma complète admiration et du chagrin que j’emportais de n’avoir pu lui présenter mes hommages.

– Elle s’habille, argua Borelli.

Je n’étais pas dehors que la fanfare tonitruait de plus belle.

L’hercule aux joues pygéennes avait refermé sa fenêtre. Mais j’aperçus, à la croisée suivante, le visage désespéré d’une femme qui regardait la mer en pleurant.

 

Je revis le soir même les époux Borelli, au théâtre et dans les coulisses.

Pour entendre chanter l’oiseau de Siegfried, une véritable multitude encombrait la salle. Notre bande parisienne était restée tout entière à Monte-Carlo, contrairement au dessein que nous avions formé de regagner Paris le lendemain du spectacle. L’auditoire de la veille, au grand complet, se retrouvait là, grossi de force mélomanes. À défaut du plus modeste strapontin, Gunsbourg m’avait offert un escabeau derrière un portant. C’était le meilleur moyen d’approcher Mme Borelli. Je la guettai.

Ils arrivèrent. Mon souvenir le plus lamentable entre tous est celui de l’invalide consternée avançant par saccades sur ses béquilles au milieu des autres acteurs magnifiques de prestance et rayonnant d’orgueil. La malheureuse portait un accoutrement de pauvresse endimanchée. Je me rappellerai longtemps son espèce de toque informe et sans couleur, victime à coup sûr de pluies et de pluies, campée à la diable, mais sur un chignon superbe où les nattes fauves se tressaient en lourdeur, comprimant leur opulence fabuleuse… Et son corsage ! L’infortunée ! Combien de fois avait-elle lessivé ce caraco, pour qu’il devînt pisseux à ce point !… Et sa jupe ! sa jupe attendrissante, aux nuances déteintes, aux paniers surannés, toute « décorée » de guirlandes et de girandoles vieillottes – sa jupe sinistre, nouée dans le bas, comme un sac, sur la monstruosité secrète de ses jambes !…

Elle cheminait pesamment, posant le sac, et puis les béquilles, et puis le sac…

Je ne pourrais vous dire si elle était jolie ; on ne voyait que sa tristesse. Elle avait l’air d’être née le jour des Morts.

M. Borelli la serrait de près. Je m’aperçus que tous deux offraient une similitude imprécise, comme un air de famille, un je-ne-sais-quoi de roux, de hâlé, de farouche, qui les apparentait confusément. – Frère et sœur ?… Cousins ?… ou simplement compatriotes ?…

À mon aspect, l’homme s’arrêta net. Il reprit sa marche aussitôt, l’expression rassurée, les joues épanouies.

– C’est un peu fort ! je ne peux pas m’habituer à votre barbe ! dit-il en me serrant la main. Puis, à l’oreille, très bas, très vite : Rien de nouveau ? Le vieillard ?… Bon. (Il se redressa) Voici ma femme, monsieur le directeur.

J’essayai de faire parler la cantatrice. Elle murmura quelques « oui » et quelques « non » décourageants… D’ailleurs, la représentation se déroulait ; nous n’avions pas le droit de converser.

La musique régnait.

Le cor de Siegfried retentit. Borelli m’empoigna l’épaule et chuchota.

– Est-ce beau, cela ! Est-ce beau, la trompe !… Voilà ce que j’appelle un gentil morceau, facile à retenir…

Soudain, la voix de l’oiseau sortit des lèvres de l’infirme, si près de moi que ma gorge en vibrait. L’atmosphère était comme saturée d’un arôme affolant, sonore. Saisi de vertige, d’ivresse, de félicité, je chancelai. Des machinistes, des choristes, des figurants et même des chanteurs, tout le personnel du théâtre faisait cercle autour de l’estropiée. Il y avait dans sa voix autre chose que du génie et de la suavité ; il y avait un attrait inexplicable. Et, dans la pénombre du lieu, grandie, transfigurée par l’amour de son art, voici que la percluse aux cheveux d’or se parait d’une beauté irrésistible…

Elle finit. L’opéra continué faisait un vacarme fastidieux. Je sortais d’un rêve d’opium. La Borelli n’était plus qu’une créature triste et fagotée, que mes louanges ne savaient pas dérider. Les ovations la laissèrent indifférente. Son cavalier l’emmena précipitamment, « pour éviter, disait-il, les indiscrets à la sortie ». Je voulus les accompagner ; il s’y opposa, de mauvaise grâce.

 

Or, une heure plus tard, ne pouvant calmer l’agitation qui me restait d’un émoi pourtant si bref, j’errais seul au bord de la mer, assez loin des maisons.

La silhouette d’un homme debout sur un rocher se détacha de l’ombre.

La nouvelle lune éclairait faiblement le paysage marin. Je crus reconnaître Borelli. Partagé entre la crainte et la curiosité, j’avançai, furtif, à travers les blocs du rivage, le perdant de vue à chaque instant pour le retrouver plus proche, immobile autant que son piédestal. C’était bien lui, statuaire.

Où l’avais-je donc rencontré ?…

Me souvenant des transes que lui causait ma vue inopinée, je l’apostrophai à distance et m’annonçai joyeusement.

Il n’en frémit pas moins sur son rocher comme un cyprès dans un coup de vent.

Borelli semblait en contemplation devant la mer nocturne. Un noble manteau le drapait de romantisme. À ses pieds, des objets diffus s’étalaient.

– Vous ne me direz plus que vous n’aimez pas Amphitrite ! m’écriai-je sur un ton de badinage. Venir à pareille heure pour l’admirer…

– Et puis après ? gronda-t-il. Ça vous regarde, ça ?… Oui, j’aime la mer, mais pas tant que la solitude, figurez-vous !

Je m’étonnai de l’entendre s’exprimer trop haut, d’une voix qui dominait l’assemblée des vagues, alors que j’étais si près de lui. J’en accusai sa colère. Il me dit à brûle-pourpoint :

– Pourquoi n’osez-vous pas m’interroger à propos de ce qui est par terre, à côté de moi ?

– Mais… répliquai-je démonté, je n’y pensais même pas…

Borelli haussa les épaules. J’observai que la mer occupait ses yeux uniquement. Il scrutait sans relâche son étendue mouvante. Elle était sage et pailletée de lune. Un dauphin se jouait dans les flots ; par intervalles, on saisissait les torsions ou la détente de sa queue, en nacres fugitives. Les phares, échelonnés, gesticulaient diversement avec leurs bras de lumière infinis.

– Vous n’y pensiez pas ? raillait Borelli. Allons donc ! Vous avez peur. J’exècre les importuns ; vous le comprenez fort bien. Laissez-moi tranquille, mon cher monsieur !

Je n’étais qu’un vieux bonhomme sans vigueur…

– Écoutez, Borelli, je m’en vais, c’est compris. Loin de moi l’intention de vous être désagréable, mon garçon. Mais ne dites pas que j’ai peur. Je n’ai pas peur. Qu’est-ce que c’est que ces choses à vos pieds ?

– Allez-vous-en ! beugla le colosse. La paix ! la paix ! la paix ! ou sinon…

Je battis en retraite d’un pas tranquille, maîtrisant une furieuse envie de courir et de me sauver à toutes jambes.

À ma rentrée dans Monte-Carlo, je me demandai s’il n’était pas astucieux de profiter de l’absence du redoutable sigisbée pour tâcher d’avoir un entretien avec Mme Borelli. L’heure avancée me retint. Les deux fenêtres des aventuriers étaient noires ; le sommeil de l’affligée me parut un bonheur qu’il ne fallait briser qu’en échange d’un autre. Je passai.

 

L’aventure me passionnait à plus d’un chef : une voix me captivait, une femme excitait ma charité, un homme intriguait mon soupçon. Je laissai partir mes compagnons de voyage.

Au début de l’après-midi, Borelli se fit annoncer. Je le reçus dans ma chambre. Il venait en voisin, à ce qu’il prétendait. Aucune allusion à l’incident de la nuit. Mais, après quelques phrases superflues, il me pria carrément de lui confier vingt-cinq louis.

Fort ennuyé, je tergiversai, j’aiguillai la conversation sur une autre voie et je lui adressai mes compliments au sujet de l’affluence que la chanteuse attirait au théâtre et dans la principauté. Grâce à elle, la location était assurée pour quinze jours et les hôtels regorgeaient.

Là-dessus, l’époux-impresario me déclara qu’il allait exiger de Gunsbourg une sérieuse augmentation, ou que sa femme ne chanterait plus. Et je suppose qu’il était sur le point de réitérer sa demande de cinq cents francs ; mais un fait imprévu l’en détourna.

Son masque changea. L’oreille au guet, il m’imposa silence. Avant que j’eusse entendu quoi que ce fût, l’énergumène se précipita sur le balcon.

Tous les passants, tous les promeneurs se dirigeaient dans le même sens, à pas pressés, d’une allure hypnotique et taciturne qui vous angoissait au premier coup d’œil. Là-bas, du côté de la Villa des Mouettes, une voix extraordinaire lançait un chant désordonné. Et c’est vers cette voix que tous ces gens marchaient comme des somnambules.

– Je lui avais défendu cependant…

La suite se perdit. Quatre sauts l’avaient mis au bas de l’escalier, se hâtant lui aussi vers la chanteuse magnétique.

Fut-ce par l’effet de l’indomptable curiosité qui m’attachait à leur destin ? Fut-ce par la vertu de l’aimantation mélodieuse ? Toujours est-il que je bondissais derrière lui.

De toutes parts on accourait à l’appel dardé de la voix. Ce qu’elle chantait ne ressemblait à rien de connu. Cela saillissait, se tordait et s’épanchait en cris délicieux. C’était tout le printemps qui chantait tout l’amour. Les hommes, subjugués, allaient au cantique infernal comme les petits oiseaux vont à l’œil du serpent. Il y avait des femmes qui s’efforçaient d’en retenir quelques-uns, et certaines autres qui suivaient la course à la voix. Les bras se tendaient, les yeux étaient fous, les jambes fébriles s’activaient mécaniquement. Une cohue d’automates fanatisés se pressait à la porte de la Villa des Mouettes et sous la fenêtre ouverte de la chanteuse. Borelli s’y jeta d’un élan forcené, ramant des bras et des jambes, progressant à grands coups de reins et d’encolure au sein de cette onde vivante, avec des gestes de nageur et une souplesse d’amphibie. La foule en extase se laissait brutaliser. On écoutait, la bouche ouverte et les narines dilatées, la bouche et les narines aux écoutes, buvant et respirant la voix ; et l’on obéissait aux accents despotiques. « Plus près ! Plus près ! En avant ! » Voilà ce qu’ils ordonnaient sans le dire.

Comme celui-ci et comme celui-là, je me sentais captif aux rets de la mélopée, voluptueusement, et malgré moi je fonçais dans le tas humain, pour m’en rapprocher à tout prix, le tympan fasciné, l’âme engourdie… Elle eût résonné au fond d’un gouffre, que tous ses amoureux s’y fussent abîmés.

Le charme opéra jusqu’à l’intervention du manager joufflu. L’éclat nous parvint d’une semonce effroyable, proférée dans l’idiome impossible à comprendre…

Maintenant, écrasés par un silence plus silencieux que nul autre, nous nous regardions comme au sortir d’une démence adorable et honteuse. Chacun reprit sa route interrompue, la tête vidée, les nerfs meurtris, plein d’étonnement et de confusion. Beaucoup s’étaient glissés jusqu’au seuil de la chambre ; ils s’esquivaient en rougissant. Quelques-uns pleuraient. La vie recommença. Tous, au bruit qu’elle fait, grincèrent des dents.

 

Cette manière de scandale n’eut pour mon ami Gunsbourg que d’heureuses conséquences. Mme Borelli chanta l’oiseau comme la veille, en présence d’un peuple d’élite dont l’entassement débordait aux galeries et obturait les issues, lourde pâte auditive et multiple ; et la musique de Wagner ne fut pas sur ses lèvres un sortilège assez impérieux pour aspirer dans les coulisses la légion de ses adorateurs.

J’étais placé à l’orchestre.

En levant les yeux, j’aperçus non loin de moi, dans une loge, un vieux monsieur dont la longue barbe blanche me fit tressaillir. La lorgnette me révéla l’image que les miroirs ont coutume de me renvoyer, avec cette différence que, de nous deux, c’était moi le reflet ; moi la réplique effacée, molle et décolorée de ce vieillard auguste ; moi la copie dont il était l’original. Le teint d’un loup de mer, le nez romain, deux flammes turquoise sous des sourcils ombreux, le front barré d’une traverse rougeâtre comme en laissent les casques durs, il semblait l’amiral vénérable d’une escadre d’autrefois, un condottiere vieilli dans la gloire navale, un doge de Venise maîtresse de la mer – immortel ou ressuscité. Le frac gênait l’ampleur de sa poitrine. Mainte dame lorgnait cette majesté patriarcale et guerrière tout ensemble. À son endroit, des noms royaux couraient de bouche en bouche.

Nul doute : c’était là l’ennemi du signor Borelli – peut-être même son ancêtre et l’ancêtre de la chanteuse ; car, il fallait bien en convenir, l’air de famille déjà noté assimilait leurs trois visages.

Celui du vieillard revêtit une expression de grandeur tragique lorsque l’oiseau se mit à chanter. Sa vieille droite solennelle eut un mouvement nerveux, comme pour déplorer…

Bravos. Rappels. Hurrahs. Désordre.

Je voulus le revoir. Il avait disparu.

Devais-je en avertir l’intéressé ? J’hésitai là-dessus jusqu’à la fin du dernier acte, et conclusion : j’optai contre le persécuteur de ma protégée, en faveur du vieillard. L’adversaire de Borelli ne pouvait être qu’un ami de l’opprimée, un allié de moi-même ; c’était donc elle et non l’Italien qu’il importait de renseigner au plus tôt.

Dans l’espérance que l’homme joufflu se livrait encore sur la grève aux besognes ténébreuses que j’avais troublées la nuit précédente et qui, sans doute, l’empêchaient de quitter le littoral – je me rendis aux Mouettes.

Le concierge assoupi bégaya que ni M. ni Mme Borelli n’étaient rentrés du théâtre – qu’il le certifiait –, que du reste ils ne rentraient jamais avant trois ou quatre heures du matin – qu’il me l’avait déjà dit tout à l’heure, et qu’il ne comprenait pas pourquoi je le réveillais deux fois de suite pour lui demander la même chose.

La nouvelle de cette double absence embrouillait mes notions et renversait mon plan. De plus, le vieillard avait passé par là. Je résolus de tirer la chose au clair, et, délibérément, je pris le chemin des rocs où Borelli m’avait rabroué. Toutefois, m’étant ravisé, je tournai bride ; j’escaladai la falaise qui longe cette partie du rivage et du haut de laquelle je pourrais surplomber le décor et l’action.

Mon cœur battait. J’avais une âme étrange.

La nuit nébuleuse n’était pas si favorable aux aguets que sa devancière, et la lune allait seulement paraître. La mer, la mer antique, la mer latine, berçant son éternelle insomnie, récitait dans l’ombre ses légendes païennes et le poème de sa mythologie. Un peu d’écume, çà et là, blanchissait. Des nuages s’étant espacés, la clarté du ciel me montra le jeu nautique d’un dauphin, tout là-bas, en nacres fugaces.

Mais voici monter la clameur tonitruante d’un cor… et d’un cor sonnant la fanfare de Siegfried !

Je m’arrêtai.

Au-dessous de mon poste, une statue debout sur un socle : Borelli, qui sonnait de la trompe dans un instrument si petit qu’on ne le voyait pas – Borelli seul –, Borelli sculptural.

« Ah ! pensai-je subitement. Dieu ! que je suis sot ! Je me rends compte à présent. Il ne ressemble à aucun citoyen réel ! C’est aux Tritons qu’il ressemble, avec ses grosses joues ! aux Tritons des peintres et des sculpteurs ! aux deux Tritons décoratifs du château d’eau du palais de Longchamp, à Marseille, que j’ai regardés l’autre jour ! Elle est bien bonne ! Voilà pourquoi il me semblait impossible de le rencontrer, si ce n’est au pays des songes ! »

La fanfare exécutée, Borelli appelait quelqu’un. Mais il était toujours seul. Je l’apercevais par derrière. Il se tenait debout entre la mer et moi, sur le rocher, dans sa houppelande. Ses appels se multipliaient, se précipitaient, au point qu’il avait l’air d’invectiver les flots. Mais vraiment il appelait. Qui ?… Ténèbres. Personne.

Il se baissa, dégringola du roc. On ne le voyait plus… Ah ! si. Tout au bord, à la frange des lames.

Et le cor se remit à sonner, non plus le leitmotiv de Siegfried, mais de longs hurlements qui tenaient de ce qu’on nomme en vénerie appels forcés. Et puis encore un âpre discours braillé dans la solitude, vers l’obscurité méditerranéenne, le désert liquide où seul un dauphin folâtrait. Et puis encore la trompe tapageuse, impérative, mugissante…

Plus rien.

La lune, voilée de nues.

Borelli tirant sur quelque chose au bord de la mer. Quelque chose qui résistait. Tel qu’un pêcheur halant son filet – faisant le simulacre de haler son filet (on ne discernait absolument rien…) Ah ! cette chose avait cédé, s’était rompue ; tombé en arrière, il blasphéma. Je saisis des mots étrangers, des imprécations…

Il se démenait sur place. Soudainement je vis qu’il était nu. Dans la même seconde, il s’ébrouait en pleine eau, nageant avec la rapidité d’un phoque, à grands coups d’encolure et de reins, de même qu’il avait couru au milieu de la foule…

L’intérêt me faisait trembler, à l’égal d’une passion. Cependant le plus fantastique ne s’était pas encore produit.

Tandis que l’hercule nageait vers la haute mer et s’estompait au fond de la nuit – à peu près dans la direction du dauphin, qu’on ne distinguait plus –, il me fut donné d’entendre, au large, une semblance de hennissement… Plusieurs autres suivirent et s’emmêlèrent ; de gigantesques hennissements paradoxaux, avec une résonance inhabituelle ; chœur d’étalons imitant le concert aboyeur des otaries ; chevaux mâtinés de morses ; strideurs ambiguës de l’ombre et de la mer…

À ce moment, un appel de Borelli me parvint encore, par-dessus la houle.

Une voix infiniment éloignée lui répondit…

Je n’eus que le temps de m’allonger sur le sol et de me boucher les oreilles. Je venais de me sentir marcher en avant, vers le bord de la falaise. Un pas de plus, et j’étais mort. Car cette voix de tout là-bas, tout là-bas, là-bas, c’était la voix hallucinante de Mme Borelli, mais effrénée alors, et triomphale, et qui jetait son chant printanier comme un hymne de délivrance !…

Lentement je desserrai l’étau de mes poings sur mes oreilles. Ainsi je constatai que la voix humaine et les hennissements s’étaient évanouis.

La lune se leva d’un nuage massif.

Dans la mer, un point mobile venait droit sur la rive. Un autre point, brillant, le suivait à quelques brasses. Deux hommes. Le premier aborda. C’était encore Borelli. Ruisselant et soufflant, il détala vers Monte-Carlo. Le second prit pied au même endroit et s’élança d’emblée aux trousses du fuyard…

Celui-là, c’était un aïeul et c’était un géant – le vieillard dont je constituais la fade réduction. Sa longue barbe blanche flottait au vent de la chasse. Une couronne d’or le casquait de pointes de feux. Bien que sans vêtements, il eût rappelé Charlemagne, s’il n’eût été plus souverain qu’un empereur. D’un bras menaçant et superbe il brandissait une sorte de fourche, comme une lance et comme un sceptre.

La poursuite s’enfonça dans l’inconnu.

Je restai seul avec l’immensité.

Au bout d’une heure d’attente sous le clair de lune, j’entrepris de quitter le théâtre de ce drame équivoque. Mais avant tout, je descendis par un sentier jusqu’au lieu que Borelli avait hanté deux jours de suite, à ma connaissance, et chaque jour, à mon avis.

J’y trouvai son chapeau de feutre et sa houppelande romantique. Auprès d’eux, sur un paquet de hardes faciles à reconnaître pour celles de Mme Borelli, deux béquilles se croisaient. Il y avait aussi, contre la houppelande, un gros coquillage épineux, une conque.

À force de rechercher la place où j’avais surpris le noctambule s’efforçant de haler ce dont la rupture l’avait fait choir, je finis par découvrir un poteau solidement planté dans le sable, au ras du déferlage. Il retenait une cordelette d’acier, fine et résistante, qui plongeait dans la mer. J’en tirai peut-être deux cents pieds, le tout. Elle s’achevait par un large collier, ou plutôt par une ceinture – une ceinture de cuir, à cadenas, qu’on venait de trancher tout à l’heure.

Quant à Borelli, son corps barrait le passage à mi-chemin de Monte-Carlo. Il était couché sur le ventre, dans la direction monégasque. La mort, aidée du clair de lune, blêmissait jusqu’à le verdir son dos colossal, où trois blessures pareilles, équidistantes et sur la même ligne, attestaient le seul coup d’un trident justicier.

L’HOMME AU CORPS SUBTIL

De la main du Dr Sambreuil, de Pontargis :

Aujourd’hui, 14 mars 1912, expire le délai que m’imposa Bouvancourt. Il m’est donc permis de raconter l’événement prodigieux dont il fut comme le thaumaturge. C’est une histoire aussi belle qu’une légende. On y voit, pour ainsi dire, l’étincelle électrique rallumer la lampe d’Aladin.

L’ami que nous pleurons encore eut cette aventure à Pontargis, quelques mois après son installation, quelques années avant sa mort tragique. On sait que le physicien s’était retiré là pour y travailler plus à l’aise et que c’est dans la sous-préfecture picarde qu’il accomplit ses tâches les plus remarquables concernant les rayons X[1].

Or, une nuit de l’hiver 1901-1902 – n’ayant sur soi, bizarrement, ni pardessus ni couvre-chef –, Bouvancourt arpentait les trottoirs de Pontargis d’un pas ferme et sonore, avec la mine d’un garçon qui se trouve joliment bien dans sa peau.

Il avait guetté de sa fenêtre le moment où les rues seraient désertes, et alors il était sorti pour la première fois depuis sept jours. Car, toute une semaine, la passion des recherches venait de le cloîtrer dans son laboratoire, aux prises avec une découverte imminente. Sept jours et sept nuits – un temps fatidique – il avait poursuivi la Vérité, comme une déesse habile aux ruses et prompte à la course. Elle s’était rendue, à neuf heures du soir. Aussitôt, son vainqueur, tout frémissant d’orgueil, avait repris conscience de ses muscles et de ses nerfs ; un furieux désir l’empoignait de marcher bon train, sans idées, à l’air vif…

Cependant, malgré l’autorité de son envie, Bouvancourt avait guetté de sa fenêtre le moment où les rues seraient désertes. Puis il avait réveillé sa bonne, Mariette, la priant de lui ouvrir la porte ; et, après l’avoir convaincue de la nécessité d’attendre son retour derrière le vantail afin de tirer la bobinette quand elle entendrait sa voix – alors seulement il était sorti pour la première fois depuis sept jours.

Et Mariette n’arrivait pas à comprendre pourquoi son maître était parti sans chapeau, sans pardessus, ni pourquoi il l’avait éveillée dans le but de se faire ouvrir la porte au départ et à la rentrée sur un mot de sa bouche, alors qu’il pouvait si aisément tirer lui-même la bobinette ou se servir du timbre et surtout de la clef.

Mariette se préoccupait aussi de la bande à Morand. C’était une association de malfaiteurs qui terrorisait le canton. La domestique, sans songer au péril d’une promenade solitaire et tardive, estimait qu’il fallait être un rude égoïste pour laisser une pauvre femme toute seule, la nuit, dans un petit logement du boulevard Poincaré, tandis que la bande à Morand désolait le Pontargeois. Mais Bouvancourt n’aimait pas les observations ; Mariette le savait ; rien ne s’était manifesté de ses sentiments.

Et le professeur arpentait le désert sinistre de la ville noire. Dans cette ombre provinciale, tout ce qu’on pouvait distinguer souffrait d’une laideur affligeante. Les avenues et les esplanades rivalisaient de honte avec les impasses et les encoignures. Les rares becs de gaz, avec leurs vilaines flammes jaunes mal éclairantes, avaient l’air de souiller les ténèbres ; le froid vous rendait malheureux ; le silence même semblait lamentable, parce qu’il n’était que le mutisme de 35.000 citadins… Bouvancourt s’en souciait comme de colin-tampon. Ni le lieu ni la saison n’avaient de prise sur son bonheur. La tête haute, le pied retentissant, il marchait victorieux ; un sourire permanent égayait son visage et parfois s’amplifiait jusqu’au rire. Il se sentait la face d’Archimède errant à travers Syracuse et criant au peuple : « J’ai trouvé ! » Il marchait triomphal, comme au grand soleil de Sicile, dans une cité remplie de palais.

C’est ainsi que, les yeux ailleurs et l’esprit absent, Bouvancourt s’aventura dans le faubourg Saint-Charles – où quelqu’un tout à coup se dressa contre lui.

Bouvancourt sortit brutalement de son rêve. Il éprouvait la sensation d’avoir été transporté par enchantement à l’endroit qu’il apercevait : un carrefour obscur où se croisaient quatre chemins gluants, longés de murailles aveugles. Isolée, lointaine, une lanterne faisait un peu de crépuscule et précisait la silhouette patibulaire qui venait de surgir.

Ici, qu’on me laisse ouvrir une parenthèse. La scène suivante a duré peut-être un quart de minute. Le narrateur ne saurait la reproduire aussi lestement, sous peine d’insuffisance. Il fonctionnera donc, si l’on veut bien, comme un cinématographe qu’on tournerait au ralenti pour analyser le film et décomposer l’événement.

Notre Bouvancourt s’arrêta net devant l’obstacle humain. Son âme fut le théâtre d’un changement à vue remarquablement instantané. Avant que l’apache eût remué les lèvres, il s’était rappelé tous les crimes de la bande à Morand. Dieu sait pourtant s’il en avait parcouru le récit d’un œil distrait, lui pour qui la science était la seule réalité ! Eh bien, à cette heure, voilà qu’il se souvenait du moindre assassinat dans ses moindres circonstances ! Les noms, les noms mêmes des victimes, lui revenaient aussi naturellement que des termes radiographiques, et sa pensée fixait un affreux alignement de cadavres, digne des musées de cires forains : vieilles femmes égorgées, fillettes navrées, rentiers carbonisés, encaisseurs mutilés, dont il connaissait l’état civil ! Entre la veuve Canut, grimaçant avec sa figure bleue, et la petite Angèle Braquard qui tendait son maigre col tailladé de plaies béantes, le sexagénaire Adolphe Piat, boursouflure calcinée…

Mais l’escarpe soufflait au nez de Bouvancourt, d’une voix crasseuse et puante :

– Pourriez pas me renseigner quelle heure qu’il est, patron ?

En même temps, le physicien perçut le bruit étouffé de savates qui l’approchaient par derrière. Tout son être lui conseilla de s’adosser au mur le plus proche. Il n’en eut pas congé. Quelque chose passa devant ses yeux, de haut en bas – quelque chose de sombre qu’il jugea tout de suite : c’étaient les deux mains jointes de son ennemi postérieur, lequel s’occupait ainsi à perpétrer sur sa personne le coup rituel du père François.

Bouvancourt, dont les connaissances ne se bornent pas à la physique, anticipa d’une seconde la destinée et se vit déjà strangulé, maintenu par ce diable d’animal invisible, tandis que l’autre fouillerait commodément ses poches et goussets…

Le lasso vivant se rabattit avec violence sur la pomme d’Adam du bourgeois, et celui-ci lâcha une espèce d’exclamation, moitié cri moitié râle, assez incongrue somme toute, et d’ailleurs fort injustifiée, car il n’avait presque rien senti et l’instinct seul était cause de la brusque reculade qu’il venait d’effectuer. Les mains offensives avaient disparu ; l’oreille de Bouvancourt lui apprit que l’assaillant de ses derrières était en train de s’étaler durement et que, pour jurer bref, il n’en jurait pas mieux.

– À toi, Julot ! fit le père François dans une clameur sourde, moins belliqueuse qu’épouvantée.

« C’est vrai ! c’est vrai ! songea le savant. Moi qui n’y pensais plus !… »

Et Julot put revoir le sourire de Bouvancourt.

Deux secondes alors, mais pas davantage, l’agression fut en suspens. Le père François se relevait péniblement et Julot se demandait s’il avait bien vu ce qui s’était passé – s’il avait bien vu les mains jointes de son complice disparaître à travers le cou du « pante », trancher ce cou, et cependant le laisser tel qu’auparavant, sur ce robuste corps bien d’aplomb, sous cette tête souriante !

Il hésitait, Julot… Mais, bah ! cette décapitation, ces bras coupants, c’était un effet de la mauvaise clarté, le jeu des ombres et des lueurs… Il dit en lui-même une saleté qui lui servait de cri de guerre, et se courba, voulant fondre comme un bélier sur Bouvancourt et lui donner du sinciput dans l’épigastre.

Ainsi fut fait, au risque de jeter le physicien à la renverse sur le père François, lequel terminait son relèvement douloureux et méditait de singulières hypothèses, tout en surveillant l’action.

Mais le drôle n’était pas au bout de ses chutes ni de ses ébahissements ! À peine eut-il compris le dessein de Julot, qu’il recevait sa charge au creux de l’estomac – non sans avoir entrevu le camarade traversant de part en part l’adversaire phénoménal, et s’échappant de son dos comme un clown jaillit d’un cercle de papier !

Bouvancourt, éclatant de rire, se retourna.

Ses deux agresseurs, enchevêtrés, tordaient leurs efforts, à qui serait debout le premier. Ce fut Julot. Il décampa. L’autre le suivit de près ; de la main gauche il se tenait l’abdomen, et de la droite il faisait des signes de croix. Tous deux, cependant, blasphémaient à l’envi.

– Faut-il que je sois étourdi ! murmura Bouvancourt. J’avais complètement oublié… Tête de linotte, va ! Sortir la nuit à cause de cela ; n’avoir point de chapeau à cause de cela ; point de manteau à cause de cela ; et ne pas se souvenir de cela ! Vraiment, je dois être plus fatigué qu’il ne paraît… Allons nous coucher. Mais, d’abord, où suis-je ?

Sa course l’avait mené aux bornes de la ville. Un des murs était celui du cimetière, occurrence qui expliquait la terreur superstitieuse du père François.

Le noctambule, l’allure beaucoup moins conquérante, reprit le chemin de son logis.

Il rentra. Mais je ne suis plus assez renseigné pour décrire par le menu tout ce qu’il fit alors. Je le sais grosso modo seulement, et j’aime mieux reporter ces dires secondaires au moment où je les reçus de sa bouche – à la fin de cette histoire.

Toujours est-il que, le lendemain matin, vers huit heures, ayant à passer par là, je sonnai chez le physicien, 25, boulevard Poincaré, au premier étage.

À mon ordinaire, j’entrai sans façons.

Bouvancourt sembla contrarié de ma visite (et je m’empresse de dire que, ce jour-là, rien ne me fut livré de l’attaque nocturne). Je le trouvai dans sa chambre. Il avait dû se lever tôt, à moins qu’il ne se fût pas couché, le lit étant déjà refait ou n’ayant pas été défait. L’inquiétude se lisait à son regard. Debout en face de l’horloge, mon ami la consultait avec une anxiété qu’il ne put travestir. Quelque chose… je ne sais quoi de débraillé, voire de mal foutu, régnait sur toute sa personne.

Je lui tendis la main…

– Non, pas aujourd’hui, s’excusa-t-il en ricanant. Je ne vous donnerai pas la main, Sambreuil… La goutte, voyez-vous… Ah ! j’ai les doigts d’un sensible ! Vous ne vous figurez pas ce qu’on souffre !… Et puis, tenez, mon bon, tout m’énerve ce matin… Pardonnez-moi, mais ça ne vous ferait rien de revenir cet après-midi ?… Vous n’aviez pas de communication urgente ? Non ?… Eh bien, à tout à l’heure, n’est-ce pas ?… Vous n’avez pas idée… Au revoir, cher ami, et toutes mes excuses les plus plates… Au revoir…

Une pareille réception me jeta dans un étonnement noirci de frayeur. J’avais observé que Bouvancourt s’était tenu soigneusement à l’écart, à contre-jour, en pestiféré. D’habitude, il me reconduisait jusqu’au palier ; cette fois, je le laissai dans sa chambre, seul à seul avec l’horloge. D’un coup de pied, il ferma la porte sur ma retraite.

J’étais rempli d’alarmes et de chagrin.

À quatre heures sonnant, dès que ma consultation médicale fut close, je me précipitai boulevard Poincaré.

Tout avait repris le bon aspect quotidien. Bouvancourt m’attendait pour faire une promenade le long du canal – ce canal qui devait lui être funeste ! – Il avait, je m’en souviens encore, son paletot noisette et son feutre marron. Le shake-hand du professeur me brisa les phalanges, mais quelle poignée de main pouvait me rendre plus heureux ?

Nous partîmes. J’attendais un éclaircissement… Je le sollicitai par des allusions… L’ami restait coi. Nulle gaîté, du reste, en ses manières.

Je soupçonnai quelque déception, je crus à l’échec de ses derniers travaux, et je n’insistai pas davantage.

 

Une semaine plus tard, nous étions à déjeuner, Mme Sambreuil et moi, lorsque Bouvancourt fit irruption dans la salle à manger.

Son affolement nous bouleversa.

Je lui administrai coup sur coup deux verres de ratafia qui le remontèrent. Au bout d’un certain nombre de soupirs et d’exclamations telles que : « Oh ! là ! mon Dieu !… Mon Dieu ! Est-il possible !… Moi ! moi ! Mon bon docteur !… Ah ! madame, si vous saviez !… » etc., l’excellent homme fondit en larmes, et commença de nous faire savoir ce qu’on a déjà lu, complété de ce qu’on va lire.

Quelques heures auparavant – il était, je crois, neuf heures du matin – Bouvancourt avait commencé sa journée de fort mauvaise humeur, à cause d’un employé du chemin de fer, chargé d’une caisse d’appareils, qui l’avait heurté maladroitement, au point de lui meurtrir l’épaule. Toutefois, il avait entrepris sur-le-champ le déballage des précieuses verreries contenues dans la caisse et leur répartition sur les tablettes du laboratoire.

La besogne tirait à sa fin, quand un jeune garçon de fort belle apparence entra sans se faire annoncer, ferma les trois portes de la salle à double tour, serra les trois clefs dans sa poche, et s’avança.

Bouvancourt était à genoux près de la caisse, dans le foin, et le dévisageait d’un air abasourdi.

– Monsieur, dit l’inconnu, que je me présente, au moins ! Sa voix chantait, douce, aimable, mondaine. Je suis Morand… Vous savez… la bande à Morand !

Bouvancourt sauta sur ses jambes, non seulement troublé d’être à la merci du coquin, mais encore stupéfait de lui voir les traits d’un potache de bonne famille et de reconnaître en ce bandit gracieux, débarrassé de son déguisement, le facteur qui l’avait bousculé tantôt.

– N’ayez pas peur ! vocalisa l’intrus dans un rire perlé, si féminin, si puéril, que mon ami flaira subterfuge et mystification. N’ayez crainte ! Je ne vous ferai pas de mal !…

– Quoi ! ce serait vous Morand ? Vous qui avez fait assommer le garçon de recette du Crédit Foncier ? Vous l’auteur du sextuple assassinat de Vautremont ? Vous l’escroc de…

L’Antinoüs répliqua, le verbe acide et le masque durci :

– Oui, monsieur Bouvancourt, c’est moi. Je n’ai aucune raison de le cacher à mon futur complice. Car c’est encore moi l’auteur du vol de quinze cent mille francs au Comptoir d’Escompte de Pontargis.

– Hein ? Qu’est-ce que vous dites ?… Mais j’ignorais… Quand donc ce vol…

– Ce vol sera commis la nuit prochaine, mon cher monsieur Bouvancourt. Et c’est vous qui m’aiderez à l’exécuter.

– Moi !

– Vous m’aiderez, reprit le gamin avec une expression de vice et de cruauté. Vous m’aiderez, vous dis-je. Aussi vrai qu’on m’appelle Morand. Asseyez-vous, et faisons la causette.

Le maître de la maison s’assit à la prière de son hôte. Dominé sous un regard de tigre, il pensait à la jeunesse des brutes impériales, Néron, Caracalla, Tibère, et il acceptait maintenant que ce fût là le terrible chef de bande.

Celui-ci continua :

– Deux de mes employés m’ont fait un rapport incroyable. Une étrange avanie leur fut infligée mardi, vers minuit, près du cimetière. Les bras du premier, devenus soudain yatagans, ont décollé certain promeneur sans lui causer le plus petit dégât. Quant au second, il a passé au travers de ce personnage surnaturel, qui s’en aperçut tout juste suffisamment pour s’esclaffer de la diablerie.

« Ce promeneur attardé, monsieur, ne pouvait être que le magicien Bouvancourt. Je connais l’annuaire pontargeois, il ne renferme qu’un nom de sorcier : le vôtre. Et, comme l’époque de mon bachot ès sciences n’est pas encore très reculée, j’ai compris que, par l’intervention de la radiographie, vous venez de découvrir le moyen de vous rendre aussi traversable, aussi insaisissable qu’un homme de gaz… ou de liquide…

– Ce n’est pas tout à fait cela, remarqua Bouvancourt avec un fin sourire. La comparaison…

– Aucune importance ! déclara le pervers Adonis. L’intérêt, pour moi, réside non dans la cause, mais dans l’effet… La cause, cependant… Rayons X, n’est-ce pas ?

– Oui, révéla Bouvancourt entraîné par son dada favori. Oh ! rien de plus bête en principe. Le problème était celui-ci : douer les corps solides – opaques ou transparents – des qualités de pénétration dont jouit la lumière obscure. Autrement dit, les rendre tels, ces solides, qu’ils pussent traverser les autres solides non traités, et par conséquent qu’ils pussent être traversés par eux, ce qui revient au même.

« Pour cela, il fallait parvenir à les imbiber, si j’ose dire, de lumière obscure, en sorte qu’ils fussent modifiés profondément, jusqu’en leurs molécules les plus secrètes, acquérant ainsi la propriété du fluide envahisseur, c’est-à-dire la propriété de traverser les masses sans les écarter (sans les écarter comme, par exemple, un nageur pénètre dans l’eau et comme nous fendons l’atmosphère) mais par une sorte d’osmose immédiate, comme deux régiments se croisent l’un dans l’autre, homme contre homme, sans subir de dilatation. Cela revenait à jouer de la porosité de la matière, qui n’est jamais assez dense pour qu’on ne puisse l’envisager comme une troupe d’atomes.

« Eh bien ! l’autre jour, mardi, j’étais chargé de ce… fluide, comme un condensateur est chargé d’électricité… Mais, pour être exact, ce… fluide n’est pas uniquement de la lumière obscure ; car il faut que les corps traités pénètrent aussi les substances que les rayons X ne traversent point ou ne traversent qu’à regret. Alors…

– Bon, bon, reprit Morand. C’est bien à peu près ce que j’avais supposé. Bref, si nous changeons de langage, vous avez le pouvoir de rendre insaisissable un homme tout habillé. Par le fait de la même opération, cet homme se rira des balles, des poignards ; et, comme il pourra traverser toutes les portes closes – portes de banque ou portes de prison – quel jeu pour lui de plonger son bras dans un coffre-fort incrochetable, aussi benoîtement qu’un faisceau de rayons X !

– Ah ! mais…, s’exclama Bouvancourt enfin renseigné sur l’objet de la démarche.

« Ah ! mais… c’est que… oui… Seulement…

– Seulement, cela ne dure pas toujours, n’est-ce pas ? C’est ce que vous alliez dire ?… Je le sais. Pour m’en assurer, je suis venu vous tamponner tout à l’heure, en commissionnaire de la gare.

– Je vous ai reconnu. Mais, au fait, qu’est-ce que cela pouvait bien vous faire, que je fusse tangible ou non ?

– Ceci, répondit le brigand : que si vous ne l’étiez pas redevenu ce matin, j’aurais différé ce colloque ; et que si vous aviez toujours conservé le don de subtilité, je ne serais jamais revenu.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’il entre dans mes plans que vous ne soyez pas invulnérable, maître, vu que j’ai grand besoin de vous tenir au doigt et à l’œil, sans que vous puissiez déguerpir à travers les huis dont j’ai mis la clef dans ma poche, et vous moquer de l’ustensile que voici.

Ce disant, le redoutable bachelier braquait sur le savant un revolver – attitude mélodramatique, usée, d’un bien petit effet sur le lecteur, mais toujours neuve (et singulièrement !) pour celui qu’on menace.

Bouvancourt se prit à réfléchir. Sa tête bourdonnante lui semblait un nid d’abeilles où l’essaim des idées tourbillonnait. Depuis quelques minutes, il se demandait si le personnage ambigu de Morand n’était pas une femme de trente ans plutôt qu’un damoiseau de dix-huit. C’est qu’il s’exprimait avec un aplomb ! Ses discours avaient tant d’assurance et trahissaient tellement l’habitude de la parole !… Et puis, que de grâce et de beauté !… Mais, simultanément, Bouvancourt se représentait les crimes de ce fauve mâle ou femelle. Les victimes de la bande à Morand se levaient à nouveau dans son horreur, poussant des plaintes d’agonie… Et tout cela restait noyé dans la grande perplexité confuse où se débattait la volonté du physicien, devant cet acte malfaisant qu’on était sur le point de lui commander. À cet égard, mille conceptions s’entrecroisaient si fougueusement dans la ruche de sa cervelle, qu’il ne voyait plus clair au dedans de lui-même.

La créature qui le tenait en joue releva son arme. Le geste fut empreint de désinvolture professionnelle et de joliesse efféminée, Cartouche et Mlle de Maupin s’y combinaient.

Morand poursuivit après un court silence :

– Je sais donc, monsieur Bouvancourt, que l’insaisissabilité ne dure qu’un temps. C’est ennuyeux, car, autrement, elle eût été synonyme d’impunité. Plus d’arrestations possibles, évasions simples comme bonjour, enfin le couperet de la guillotine…

Morand fit une pause et compléta sur un rictus :

– On n’eût jamais été coupable… Tant pis !… Mais répondez. Pendant combien de jours garde-t-on la vertu de subtilité ?

– Seize heures et douze minutes, répondit Bouvancourt, tremblant de la requête qu’il pressentait.

– Pas davantage !… Après tout, c’est plus qu’il ne m’en faut aujourd’hui pour expédier le coup du Comptoir d’Escompte. À minuit le tour sera joué.

Bouvancourt tressaillit.

– Mais, mais, il y a toujours un gardien qui veille dans les caves, et…

– Commençons tout de suite, ordonna Morand.

Bouvancourt eut un cri de révolte :

– Et si je ne veux pas, moi !

– Je saurai vous y forcer ! Je vous y forcerai chaque fois que je voudrai !… Pour le présent, ceci me suffira.

Le revolver toucha le front vénérable du physicien. Bouvancourt ferma les yeux…

Quand il les rouvrit, une âme nouvelle s’y reflétait.

Morand, qui s’attendait à la péripétie, rempocha son instrument de persuasion.

– Soit ! opina Bouvancourt d’un ton peut-être résigné, mais plutôt résolu. Quinze minutes ; je vous demande quinze minutes pour accomplir votre métamorphose. Naturellement, fit-il avec légèreté, vous désirez que votre corps tout entier devienne insaisissable ?

– Parbleu, cela va de soi ! Des pieds à la tête.

– Des pieds à la tête ; fort bien. Je vous posais cette question parce que c’est mon devoir. Quand vous allez chez le photographe, n’est-ce pas, on vous interroge…

– En pied, mon cher maître. Je veux être intangible en pied. Non, mais vous n’y pensez pas : à quoi me servirait de pouvoir m’introduire à travers une clôture, si mes talons, par exemple, devaient rester dehors à me retenir ? Voyons, mon associé !

– Bien, bien, c’est votre affaire. En effet. Venez par ici.

Bouvancourt se dirigea vers une portière. Avant de l’écarter sur un seuil mystérieux, il s’arrêta, disant :

– Vous me jurez que vous êtes Morand ?

La demande fit sentir au meurtrier quel ascendant sa vogue infamante exerçait et combien il avait eu raison de se nommer. L’orgueil lui chauffa les tempes.

– Et comment ! fut sa réponse glorieuse.

– Entrez donc, décida Bouvancourt.

Il l’introduisit dans un cabinet cul-de-sac. Les murs et le plafond, le linoléum recouvrant le parquet, la face interne de la portière, enfin toutes les surfaces de ce local reluisaient de peinture argentine. La fenêtre avait été badigeonnée d’un enduit analogue, translucide comme un dépolissage. On aurait pu se croire à l’intérieur d’un cube d’argent.

Au milieu s’érigeait une espèce de ressort à boudin, qui n’en était pas un, puisqu’il était rigide. L’appareil toisait deux mètres d’élévation. Ses larges spires se constituaient d’un tube de métal enroulé trente fois sur lui-même et formant une cage cylindrique. Deux fils souples, argentés et tournés en papillotes, partaient chacun d’une extrémité de ce tube ; celui du haut rejoignait celui du bas, et leurs deux brins, tordus en un seul, se terminaient par une fiche de contact. On voyait émerger du mur, près de l’entrée, la prise de courant.

Et c’est tout ce qu’il y avait dans la chambre d’argent.

– Voilà l’appareil, dit Bouvancourt.

Il toqua la spirale, qui rendit un son de cloche impressionnant. Ce fut comme un glas sonné dans un autre monde.

Morand questionna le physicien sur la teinte argentée. Il n’aimait pas cela. Le métal blême étalait une pompe funèbre qui l’influençait.

– Vous allez vous placer là-dedans, fit l’opérateur en renversant le haut limaçon. Et vous ne serez pas surpris quand cela deviendra lumineux.

– J’en ai pour un quart d’heure.

Morand redemanda l’explication de la peinture.

– C’est, répondit le savant, une dissolution préservatrice de la lumière que j’ai nommée lumière Y. C’est une couche prohibitive…

– Voulez-vous dire que les objets qu’elle abrite ne sont plus traversables par les objets saturés de lumière Y ?…

– Non pas. Je veux dire que les objets peints avec la gomme antilux – avec cette argenture – échappent à l’action de la lumière Y, et que, sous ses rayons repoussés par la gomme, ils ne deviennent pas subtils. Ces objets restent ce qu’ils sont, au lieu d’acquérir le don d’absolue perméabilité. Grâce à l’antilux que vous voyez ici, l’effet de mes irradiations est confiné à l’intérieur de ce cabinet, et les vitres de cette fenêtre ne seront pas rendues traversables, ce qui serait gênant, pensez-y : le froid, la pluie, le vent pénétreraient, comme si les carreaux n’existaient pas !

– Ah ?… Oui, c’est vrai… Mais alors, quand on est insaisissable, on sent le vent à travers soi ?

– Bien entendu. – Allons, vite, dépêchons-nous…

– Et les coups de couteau, et les balles de pistolet, et les dents de chien – on les sent aussi ?

– Forcément ; la sensibilité… – Mais faisons vite. Ma bonne n’était pas là quand vous êtes entré, je préfère que vous partiez avant son retour.

– Et les palissades qu’on traverse ? poursuivit Morand inattentif aux sollicitations de Bouvancourt. Et les talus où l’on peut avoir à se cacher ?… Ah ! et le manque d’air ?… Vous ne pouvez pas respirer dans un talus ? Il faut donc le franchir dare-dare… Hum ! hum !…

– Hé ! qu’est-ce que cela ! dit Bouvancourt. Voyons, est-ce pour aujourd’hui ou pour demain ?

Les bras raides, il soutenait la lourde cage spirale.

– Ah ! mais… c’est que…

L’aigrefin marquant de la perplexité, Bouvancourt redressa l’appareil et lui dit brusquement :

– Après tout, vous avez raison de ne pas vous presser. Notre contrat me semble imparfait. Je comprends bien que vous me trucidez si je refuse d’obéir ; je devine aussi que vous faire prendre ici, dans une souricière, entraînerait sans doute mon exécution par vos… subordonnés. Mais, en retour de mes services, de ma soumission, qu’est-ce que vous me donnerez ? Qu’est-ce que vous me donnerez sur les quinze cent mille francs du Comptoir d’Escompte ?

– Tiens, tiens ! goguenarda le voleur,… Dix mille, ça suffit ?

Bouvancourt tendit la main.

– Peste ! la confiance règne !… repartit Morand. On en recausera. Vous avez ma parole. Au travail !

– C’est que…

– Au travail, je vous dis !

Morand se tenait debout dans la volute.

– Ah ! j’y songe : rendez-moi mes clefs, demanda le physicien.

– Pourquoi ? Ça presse ? Je vous les rendrai tout à l’heure.

– Ah, non ! Tout à l’heure, si vous les conserviez, elles seraient, comme vous, transformées, perméables, et alors je ne pourrais plus m’en servir pendant seize heures et douze minutes… Oh ! mais, s’exclama-t-il tout à coup d’une façon curieusement soudaine et bruyante, j’oubliais le principal, moi ! Oh ! oh ! quel étourdi ! Voyez-vous, il faut que je préserve mon individu contre la lumière Y, sans quoi…

Il ouvrit un placard où pendaient quelques draperies argentées. Il choisit l’une d’elles et se mit en devoir de la revêtir. C’était une grande cagoule qui retomba sur lui, le cachant tout entier, comme à jamais. Un pénitent, une figure de processions expiatoires et d’autodafés, remplaçait le professeur. Des lunettes trouaient la capuce, leurs disques de verre étaient argentés comme les vitres de la fenêtre ; les yeux de Bouvancourt voyaient sans être vus derrière ces orbites de crâne dont la nuance inanimée se perdait dans le tout. Seules, les mains restaient nues ; des gants les argentèrent. La robe, trop longue, massait des plis d’argent sur le plancher d’argent. Cette apparition de repentir et de somptuosité se statufiait, telle une allégorie de valeur inestimable et représentant le De profundis.

En procédant à cette prise d’habit, le physicien n’avait cessé de badiner sur la mine rébarbative qu’on lui verrait une fois costumé. Sa faconde ne tarissait pas, mais prenait sous l’étoffe un timbre amorti, souterrain, quasi sépulcral.

– Vite, les clefs ! dit-il.

Sa main de statue passa dans l’intervalle de deux spires.

– Les voilà, fit Morand qui avait légèrement pâli. Que je vous les donne maintenant ou plus tard, ça n’a pas d’importance. Au contraire, ajouta-t-il en se faisant rire, ceci me prouve que vous n’allez pas m’électrocuter ! parce qu’alors vous les auriez reprises après !…

– Justement ! approuva Bouvancourt. Je vois que nous nous comprenons. Soyez en paix ; je vous donne ma parole d’honneur que je vais vous subtiliser ; rien de plus.

Il retroussa le froc de pénitence, couleur d’absoute, et glissa les clefs dans son vieux veston. Morand secoua la maigre tourelle qui l’emprisonnait, de peur qu’elle ne fût tout à coup rivée au parquet. L’engin remua, se balança, répandit une musique de campanile céleste…

– Il faudra ne toucher à rien pendant l’irradiation, recommanda le pénitent. Mon solénoïde vous gèlerait grièvement. Tenez-vous droit, bien au centre. Vous y êtes ? Un quart d’heure !

Il ramassa le fil souple qui traînait, planta la fiche dans la prise de courant…

Aussitôt, on eût dit que le soleil venait de se multiplier ; aussitôt, la spirale s’illumina d’un éblouissement qui était au grand jour ce que le grand jour est au clair de lune. Elle devint un éclair de féerie, continu, montant, giratoire. Un serpentin de feu blanc lovait ses anneaux splendides autour de Morand. Cette lumière veloutait le contour de la tubulure incandescente ; elle parcourait sa vrille de la base au sommet, avec une rapidité fulgurale. Ainsi, la machine paraissait tournoyer dans une ascension frénétique. Morand fermait les yeux. Il resplendissait. Si jeune et si beau, si méchant, si pâle et si radieux, il fut le vivant portrait de Lucifer, un grain de sable avant la chute.

Aucun grésillement d’étincelle. Le miracle s’accomplissait dans une humble simplicité. La couleuvre ignée vissait infatigablement au sein du repos sa montée immobile. Du froid se fit sentir ; elle en rayonnait.

Morand, les paupières entrouvertes et clignotantes, parla le premier :

– Rudement pas chaud, là-dedans !… Mais je ne sens rien d’autre… Est-ce comme ça qu’il faut que ça se passe ? Est-ce que ça ne vient pas petit à petit, la subtilité ?

– Non, répondit la voix d’outre-terre. Au bout d’un quart d’heure, quand le point de saturation se trouve atteint, subitement vous êtes en état. L’insaisissabilité ne comporte pas de degrés.

– Mais, objecta l’être surensoleillé, donnant à ses inflexions toute leur fraîcheur juvénile, je ne comprends pas très bien…

Le pénitent leva les bras dans une attitude sacerdotale :

– Il est préférable que vous gardiez le silence.

On obéit.

Bouvancourt tenait sa montre ; de ses deux mains serrées l’une contre l’autre, il lui faisait un abri contre le rayonnement.

– Plus que douze minutes… Onze… Dix…

Le foyer réfrigérant continuait d’abaisser la température. Le physicien savait que des feuilles de givre commençaient à doubler le vitrage.

Le patient grelottait. Bouvancourt alla s’adosser au mur, à gauche et presque derrière lui ; ses dents menaient, sous la capuce, un claquement de castagnettes, et des frissons le galvanisaient, jetant de-ci de-là ses mains jointes. D’un ton laborieux, les mâchoires tremblantes, il déclara qu’il faisait beaucoup plus chaud à l’intérieur du serpentin – ce qui était un mensonge.

– … Huit… Sept… Six…

Le silence, rompu de loin en loin par des roulements de voitures et de tramways, se rétablissait avec empressement. Alors les bruits familiers de la maison donnaient en sourdine leur brave petit concert domestique : une machine à coudre s’activait au rez-de-chaussée ; l’entre-choc des bouteilles sortait du soupirail de la cave ; à l’étage supérieur, des pas intermittents…

Et pendant cela, dans la chambrette ardente et polaire, aux murailles comme en fusion, la merveille suivait son cours, et le serpent de clarté continuait d’enrouler sa trombe incantatoire autour du charmant criminel.

– … Trois… Deux… Une !…

Tout à coup, sans qu’on entendît rien de plus, le réprouvé s’enfonça dans le parquet mille fois plus vite que le Méphisto de l’Opéra. Le temps de choir, il avait disparu. Ni trou, ni trappe, et cependant il n’y avait plus personne au milieu de la spirale, qui vainement persévérait.

Le pénitent, affalé dans un coin, se comprimait le cœur d’une étreinte crispée. Tous les murmures de l’intimité se taisaient, sauf les pas au deuxième étage, qui allaient et venaient comme antérieurement.

Bouvancourt se traîna le long du mur et coupa le courant. La spirale s’éteignit. On aurait supposé que le soir était venu. Pourtant une horloge sonnait dix heures et le jour blanchissait les carreaux épaissis de givre.

Le savant dépouilla son domino macabre et reparut dans la solitude. Était-ce bien lui ? Était-ce un homme ? À ses gestes automatiques, à ses mains de craie, à son masque de plâtre, qui aurait soutenu que c’en était un ?… Mais il ruisselait d’une sueur glacée ; donc c’était un homme. Il dit : « Justice est faite ! » et se mit à pleurer ; c’était donc Bouvancourt.

Il pleura dans la chambre d’argent ; puis, ne voulant pas rester seul avec son secret, il accourut chez moi.

 

Quand il eut fini son histoire, ma femme et moi nous le regardâmes sans comprendre, et nous l’écoutions gémir désespérément :

– J’ai tué quelqu’un ! Moi, j’ai tué ! voulant le faire !… J’ai fait exprès de tuer un enfant… peut-être une femme ! Je suis un homicide ! Ah ! Sambreuil, quelle horreur, n’est-ce pas !

– Hé… c’est que… je ne saisis pas trop ce qui est arrivé…

Bouvancourt me fixa d’un œil dur et presque méprisant :

– J’avais plus d’estime pour votre savoir et votre pénétration.

Je repris :

– Hem ! certes, je vois bien que Morand a traversé le parquet. Mais pourquoi ? puisque vous, quelques jours plus tôt… Ah ! j’y suis : vous l’avez trompé ! L’opération n’était pas celle…

– Taisez-vous ! Je n’ai trompé personne. Je l’ai subtilisé, comme il était convenu. Seulement, je l’ai subtilisé dans les deux sens du terme.

« Voyez-vous, Sambreuil, moi, mardi, je m’étais bien gardé de me traiter in extenso. Pendant mon irradiation, j’étais chaussé de bottines badigeonnées d’antilux. Alors, mes pieds sont restés ce qu’ils furent depuis ma naissance, c’est-à-dire impuissants à traverser les autres solides comme à se laisser traverser par eux !… Songez donc qu’une fois gorgé de lumière Y, il ne m’était plus permis de m’appuyer contre un arbre : je l’eusse traversé ! Si j’avais tenté de mettre mon pardessus et mon chapeau, tous deux auraient dégringolé à travers mon anatomie exactement comme au travers d’un corps de fumée ! Croyez-vous, même, que j’aurais pu les saisir avec mes doigts ? Eh non ! Mes mains subtilisées étaient incapables de prendre quoi que ce fût, d’agir sur quoi que ce fût ! Et voilà pourquoi j’avais prié ma bonne de m’ouvrir la porte et d’attendre mon retour, quand je suis sorti. Tourner un bouton, tirer une sonnette : pas moyen ! Je n’étais bon qu’à marcher ou donner des coups de pied… Enfin, je n’avais plus d’action matérielle, que pédestre. Vous comprenez que, dans un état pareil, je ne pouvais décemment sortir que la nuit… Et quand je suis rentré, si vous saviez ! Impossible de me coucher, quelque envie que j’en éprouvasse ! Car – c’était effrayant – mon corps eût traversé le lit, le plancher et tout, jusqu’à ce que mes bienheureux pieds l’eussent enfin retenu ! Mais comment alors, dans cette posture, comment me dégager, sans force, sans même de toucher tant soit peu efficace !… Ah ! l’étrange nuit, passée debout, dans l’oisiveté, transparent aux chocs, diaphane pour le tact, ainsi qu’un vrai fantôme ! Je tombais de fatigue et je n’avais pas le droit de m’asseoir !… D’après mes calculs – défectueux – la subtilité devait se prolonger dix heures. Jugez de mon angoisse pendant les six heures supplémentaires que sa possession m’infligea ! C’est à ce moment que vous vîntes me voir, Sambreuil. Je ne pouvais pas vous donner la main. Je n’avais pu ni m’habiller ni me débarbouiller convenablement. L’eau me traversait ! Mais il est juste d’ajouter que rien n’avait eu le pouvoir de me salir depuis que j’étais intangible, la poussière ne se déposant plus que sur mes chaussures… Ah ! mes chaussures ! Ah ! mes pieds ! Quels trésors en cette occasion !… C’est que, fichtre, insaisissable ne veut pas dire impondérable ! La pesanteur agissait toujours sur la masse de mon physique et le sollicitait sans merci…

– Alors, fis-je épouvanté, Morand…

Bouvancourt avala son troisième verre de ratafia.

– Morand, lui… Oh ! madame, quand j’y pense !… Morand, lui, sur sa demande et par mes soins, a été préparé dans sa totalité. Morand, lui, n’avait plus au bas de sa personne deux membres bien grossiers, deux objets de bonne et ferme chair. Il n’avait que des pieds immatérialisés sous le rapport du contact – des choses sans appui. Tout son corps est devenu soudain traversable et traverseur, à l’exemple d’un corps pétri de rayons X, ou plutôt de lumière Y… Et comme la pesanteur…

– Alors ? alors ?…

– Alors, il perdit pied, tombant vers le centre de la Terre, plongeant, coulant à pic au sein du gouffre épais… Il a traversé d’abord le plancher, puis la machine à coudre d’une ménagère qui s’évanouit à la vue de ce prodige indistinct, puis, sans même la souffler, la chandelle d’un tonnelier qui lavait des bouteilles dans ma cave… Ensuite il a franchi les couches géologiques… sans pouvoir se raccrocher nulle part, aussi désarmé contre l’ambiance, lui l’homme éthéré tombant dans un milieu solide, qu’un homme banal précipité dans l’atmosphère…

– Enfin, qu’est-ce qu’il est devenu ? demanda ma femme passionnément.

– S’il existe un feu intérieur, son compte est bon ! proféra Bouvancourt. Sinon, je ne doute pas qu’il ait été asphyxié pendant cette plongée, cette inhumation qui tient de l’immersion… Pas d’air à respirer là-dessous !

– Dans ce cas, repris-je, son cadavre serait juste au centre de la Terre ?

– Je ne crois pas. Je suis même sûr qu’il n’y est pas en ce moment où je parle ; ou s’il y est, c’est qu’il y passe seulement. Vous comprenez, il faut compter avec la force acquise. Morand tombait vers le centre de la Terre à peu près en chute libre, avec une vitesse uniformément accélérée ; il y est donc parvenu au train d’un malheureux qui s’abîmerait sur le sol d’une hauteur de 6.371 kilomètres. Un élan de cet acabit ne s’amortit qu’au bout d’un certain temps, et le pauvre diable, dépassant le point d’attraction, poursuivit son trajet en ligne droite, au-delà du centre, vers les antipodes. Mais alors sa force acquise luttait contre la force de gravité, son élan ne suffisait pas à lui faire atteindre la surface opposée du globe, et, parvenu sans doute à quelques lieues de cette surface, Morand, dont la course s’était ralentie progressivement, s’est mis à retomber vers le centre de la Terre, qu’il a dépassé de nouveau pour revenir du côté de Pontargis… Cela peut durer fort longtemps ! Afin de mieux comprendre, figurez-vous quelqu’un jeté dans un puits diamétral, une cheminée transperçant la planète… Après cent et cent va-et-vient de plus en plus réduits, le cadavre de Morand s’arrêterait enfin au centre de la Terre, si seize heures et douze minutes suffisaient à la consommation de l’affaire. Mais seize heures et douze minutes ne suffiraient pas, et tout à coup redevenu tangible, brutalement immobilisé dans une de ses chutes effroyables, pris, enlisé, pénétré, envahi, broyé cellule par cellule, amalgame subit de roc, d’argile et de viande, le misérable restera éternellement bloqué dans la pâte profonde !…

Ma femme, qui a de l’imagination, ne craignit pas d’en témoigner.

– Attendez donc ! s’écria-t-elle. Pour peu qu’il y ait une mer aux antipodes Morand s’est noyé !

Bouvancourt esquissa, du coin de la bouche, une moue éplorée :

– Madame, il serait mort avant, mort étouffé. Du reste, nous chicanons à plaisir, attendu que l’existence du feu intérieur est démontrée. L’incinération de Morand ne fait pas l’ombre d’un doute. Car j’ai pu fabriquer un homme-spectre, mais pas un homme-salamandre. J’ai vaincu la résistance des solides, des liquides et des gaz, mais non leurs autres défenses, non leur enveloppement qui asphyxie. J’ai vaincu l’eau qui mouille, non l’eau qui noie, et non le feu qui brûle ! – C’est une mort épouvantable !

– C’est une exécution ! rectifiai-je. Dieu merci ! Bouvancourt merci ! d’avoir désorganisé la bande à Morand !

– Mon invention n’aura servi qu’à cela. Voyez-vous, en dernière analyse, elle ferait plus de mal que de bien. Mauvaise, qu’elle disparaisse ! Je brûlerai ce soir mes calculs et mes notes, et je détruirai la spirale. Rien ne doit subsister… Morand ne parlera plus… Et vous, mes chers amis, je vous demande sur l’honneur de ne pas conter cette histoire avant dix années révolues.

Nous dûmes en passer par là. Je promis à contrecœur les dix ans de réserve, sans comprendre pourquoi l’invention serait alors impossible à retrouver. S’il arrive que mon lecteur soit un Berthelot, ma lectrice une Curie, peut-être apercevront-ils ce que je n’ai pas discerné. Mais peut-être aussi me tiendront-ils rigueur d’avoir fait un serment qui gruge la science d’une richesse considérable… Je l’ai prêté parce qu’on ne peut rien refuser, dans certaines crises, à certains suppliants. La surexcitation de ce paisible et sage Bouvancourt faisait peur. Il ne se lassait pas de nous redire les transes qu’il avait subies pendant son dialogue avec le beau scélérat dont la parole était suave, les alternatives de justice et de pitié qui l’animaient, sa torture entre ses devoirs et ses émotions, son dégoût de l’indispensable comédie tragique, et comment il appréhendait à chaque minute que ce demi-savant, frotté de physique, ne tombât sur la vérité.

– Il raisonnait d’une manière si naïve ! remarquait Bouvancourt. Et si dangereuse ! À tort et à travers ! Cinquante fois j’ai pensé tout perdu ! Par bonheur, il était fasciné par la cause finale, hypnotisé par le but. Quelle faute !… Passer la main dans un coffre-fort, à travers la porte, et le vider ! Mais voyons, est-ce qu’il aurait pu saisir l’or et l’argent ! Et s’il avait empoigné ces piles de louis et d’écus, est-ce qu’ils auraient traversé la paroi du coffre, eux qui n’étaient pas plus subtilisés que cette paroi ?… Jamais ! Jamais !… Quant aux pieds, vraiment c’était l’ABC de la déduction… Ah ! Sambreuil ! la honte… la honte d’abuser ce pauvre niais ! Et le supplice de mentir à cet enfant que j’allais prendre au piège de ma fausseté !… Ah, non ! je n’étais pas né pour être bourreau !

Je lui dis gravement, une main sur son épaule et les yeux dans les yeux :

– Mon ami, ne croyez-vous pas que c’est votre tour de raisonner faux ? Vous avez purgé la terre d’un monstre ; vous tenez d’Hercule, de Thésée et de Celui qui précipita Lucifer aux flammes éternelles, comme vous avez fait du nouveau Satan. Bouvancourt, il me semble que vous devriez ressentir une grande satisfaction divine…

– Oui, soupira le physicien, je suis bourrelé de satisfaction.

Et comme j’insistais sur le caractère fabuleux de l’événement, il me démontra que c’était une illusion.

– Penser, dit-il, que nous pouvons plonger dans la terre, c’est aussi naturel que penser : Peut-être existe-t-il des créatures incapables de traverser l’air et de voyager parmi les gaz. La proposition n’est pas anti-scientifique, loin de là. Il poursuivit : On a toujours vu les solides se surnager l’un l’autre, et voilà des siècles que l’humanité flotte à la surface du monde. S’en suit-il que je doive nier la possibilité du contraire ? Pas du tout ! – Jusqu’à ce qu’un homme ait enfoncé dans la rivière un bouchon de liège, tous les bouchons de liège pouvaient croire que l’eau leur était aussi imperméable que la terre aux humains. Or, voilà : ce que cet homme a fait au bouchon, moi je l’ai fait à Morand.

Ce nom murmuré, Bouvancourt perdit le fil de sa pensée. Il s’abandonna au cours d’une préoccupation d’où je me gardai bien de le tirer, car peu à peu il prenait le visage de science, de force et de mansuétude que je souhaite voir au Tout-Puissant, si nous devons quelque jour nous trouver face à face.

LE BROUILLARD DU 26 OCTOBRE

 

Feu Chanteraine, le botaniste, de son vivant directeur du Muséum, a laissé de curieux mémoires. S’ils sont encore inédits, c’est qu’on y voit trop au naturel mainte figure contemporaine dont il sied d’attendre qu’elle appartienne à l’Histoire pour publier qu’elle n’en était pas digne. La coutume le veut ainsi. Nous détachons du manuscrit ces pages descriptives où, par exception, l’auteur ne traite pas des hommes d’à présent.

– Endossez votre caban, me dit Fleury-Moor, voici venir la fraîcheur, et je veux vous conduire à mes champignonnières modèles.

– Est-ce loin ?

– Non, certes. À deux pas. C’est là-haut. Le géologue désignait le faîte de la colline.

« Voyez-vous cette bosse, Chanteraine ? elle mérite d’être célèbre. Notre-Dame de Reims en est sortie, du moins pour une fraction. L’échine se trouve entièrement perforée de galeries souterraines qui sont des carrières abandonnées. J’en utilise deux à l’éclosion de mes cryptogames ; elles s’ouvrent de l’autre côté de la hauteur. – Vous pouvez prendre votre fusil, la chasse m’appartient. Venez !

– Il est déjà tard… Trois heures passées.

– Nous serons de retour bien avant la nuit. Allons, en route !

J’emportai mon calibre 12 et ma gibecière. Pour être franc, l’excursion n’avait rien qui m’ennuyât – sauf le but mycologique – moi qui suis un vieil amateur de paysages et l’infatigable spectateur des crépuscules.

Date : 26 octobre 1907.

Le sentier s’élevait doucement par les vignes vendangées et les champs d’asperges poussés en brousse après récolte. Des paysans coupaient ces verdures aériennes et les amassaient pour les brûler. Cela faisait des lueurs un peu partout et de hautes fumées dans l’air calme. Nous montions, sans nous presser, vers un bois de cuivre et de rouille. Je regardais souvent par-dessus mon épaule la gorge et la plaine qui se découvraient. À l’orée du bois, le sentier fit un coude et, longeant la bordure, plaça devant nous l’arrondi de la vallée. Spacieux hémicycle évasé en face de l’étendue, elle offrait l’image accomplie de ce mois de brumaire qui venait de commencer. Malgré le temps hargneux et froid, malgré le ciel terne et la buée qui d’un voile précoce indécisait les fonds marécageux, son manteau de frondaisons jaunies la revêtait d’un ensoleillement. Nul souffle n’agitait les ramures. De temps en temps quelque arbre s’effeuillait dans le bois, avec un petit bruit d’averse, pas gai. On entendait planer l’invincible recueillement précurseur de l’hiver. On sentait la campagne se stupéfier d’heure en heure et l’automne mûrir.

Avant de nous engager dans une tranchée sablonneuse, sous une voûte éclaircie d’acacias, nous fîmes halte. C’est alors que je parlai du brouillard pour la première fois, en observant que la gaze palustre embuait à présent toutes les basses terres, comme une moisissure dont la peluche grisâtre s’épaississait à vue d’œil. Une nuée plate faisait le siège de Cormonville ; d’invisibles fileuses tissaient, d’un bout à l’autre de la gorge, des traînées arachnéennes, stagnantes et toujours plus opaques, tandis que, par la plaine indéfinie, de longues raies vaporeuses stationnaient et se multipliaient sans que l’on vît comment. Nous n’étions pas repartis qu’elles avaient duveté tout l’espace, jusqu’au bord où la nuit se lèverait tantôt.

– Dépêchons-nous, dit Fleury-Moor. On a si vite fait d’attraper un refroidissement !

Je le suivis dans le chemin creux.

Au bout d’un instant, il me parut que les entours devenaient troubles. Je passai ma main sur mes yeux, croyant qu’ils se brouillaient ; la taie persista. C’était la brume. Elle nous enveloppait de sa mousseline.

– Ne craignez-vous pas d’être surpris par le brouillard ? demandai-je.

Nous allions entre des murs de sable fauve stratifié de terre farineuse. Mon collègue avait pris une poignée de cette terre et me la présentait en l’émiettant. Je n’y pus voir qu’une infinité de parcelles calcaires, de minuscules débris de coquilles telles qu’ammonites et cornets, dont quelques-unes avaient subsisté dans leur tout, grâce à leur taille microscopique.

– Hein ! qu’est-ce que je vous disais, ce matin !

Ce qu’il m’avait dit le matin, je m’en souvenais à merveille ; et je revis l’instant où la 35 HP qui nous portait avait débouché de la forêt d’Ardenne. Ce fut soudain comme si le jour venait de se lever une seconde fois. La plaine champenoise s’étendait devant nous à perte de vue, blanche, crayeuse, largement ondulée de plis harmonieux qui nous semblaient en mouvement, et presque marine à force d’être immense et de paraître ondoyer. Les villages, disséminés de loin en loin, faisaient penser à des îles rocheuses. Les boqueteaux de sapins, carrant par-ci par-là leurs rectangles tirés au cordeau, simulaient d’étranges madrépores géométriques. Il y avait au lointain certaine route si droite qu’on l’eût prise pour une jetée.

– Nous marchons à 75 kilomètres, déclara Fleury-Moor.

J’aurais souhaité qu’il dît : « Nous filons 40 nœuds », tant j’éprouvais cette belle nostalgie de la mer, qui est dans le cœur des hommes, et tant ce territoire me donnait à la fois de regrets balnéaires et d’illusions navales.

– Parbleu ! s’écria Fleury-Moor à l’aveu que je lui en fis, la Champagne ressemble à l’océan comme une fille à son père. La configuration du pays révèle son origine neptunienne, et que la mer préhistorique l’a jadis modelé à son image, à grands coups de vagues et de remous. Et tenez, voici tout là-bas les collines qui ont émergé les premières, à l’époque éogène, quand les flots se retiraient de siècle en siècle. (C’est là que viennent finir les coteaux de la Vesle et de l’Aisne, et c’est aussi là que nous allons.) Eh bien, n’y voyez pas autre chose que des monticules de sédiments et d’alluvions, des bancs de sable et de calcaire, autrefois sous-marins, et qui regorgent de coquillages.

Voilà ce dont je me souvenais.

– Cela est fort bien, mon cher, répliquai-je. Mais le brouillard ! Est-ce que vous ne craignez pas de vous perdre, s’il augmente ?

– Pas de danger ! Ces coins-là, voyez-vous, je les connais par cœur. J’irais à mes couches les yeux fermés ! D’ailleurs, chez nous, les brouillards ne sont jamais denses… Mais si vous voulez, en pressant le pas, nous aurons vite fait de dépasser celui-ci…

Bientôt, en effet, dégagé du couloir, le chemin brusqua sa pente, et l’atmosphère se libéra de toute confusion. J’en profitai pour jeter un coup d’œil d’ensemble, et je constatai – non sans étonnement, après l’assurance de Fleury-Moor – qu’on ne voyait plus du tout Cormonville. Le vallon s’emplissait à mi-hauteur de volutes nébuleuses ; elles meublaient jusqu’aux extrêmes lointains et submergeaient l’immensité.

– Hé ! vous soutenez que ce brouillard-là n’est pas dense ?

– Non, il ne l’est pas. Si nous étions dedans, vous seriez de mon avis. Mais nous l’apercevons de haut, sous une forte épaisseur…

Un lapin déboula. Je le tuai. La détonation claqua sans se répercuter.

Nous arrivions au sommet : une savane jonchée d’éclats de pierre et parsemée de genévriers. Cet endroit me parut si désolé que j’éprouvai quelque honte à le parcourir sans être en deuil ou désespéré. La solitude, le silence et l’immobilité s’aggravaient l’un l’autre. Les contours s’estompaient déjà par l’effet du brouillard naissant. Le site, imprécisé de mystère et de mélancolie, ressemblait au souvenir d’un paysage. Il me plut de croire que nous hantions un pastel en train de s’effacer.

Fleury allait toujours. Nos brodequins foulaient une herbe coupante. Nous traversions le dos d’âne.

– Diable ! c’est cocasse tout de même ! s’écria mon guide.

De là, on aurait dit que la Champagne n’était plus qu’un formidable steppe couvert de neige. Une surface sibérienne, miroitant sous un soleil laborieux, nivelait tout. Et ce qu’il y avait d’assez poignant, c’était l’abandon qui semblait résulter pour nous du phénomène. J’avais l’impression qu’un déluge universel et floconneux nous avait seuls épargnés sur cette colline ; et le charme se serait prolongé, sans quelques voix de bûcherons et des sifflets d’oiseaux qui résonnèrent fantastiquement sous la couche impénétrable.

Fleury m’enseigna que, d’habitude, les vallons formaient de-ci de-là deux demi-lunes délicieusement bocagères. Toutefois, des marais fort boueux en détrempaient la cuve, derniers vestiges de l’ère paludéenne qui avait suivi la période lacustre, laquelle s’était substituée à l’époque marine.

En désignant, à notre niveau, la concavité du feston qui venait d’apparaître :

– C’est là-bas, dit-il, que sont mes champignonnières.

Il prit une voie dont le tracé accompagnait en contrebas le tournant de la crête. Une sapinière continuait à notre gauche, sur un talus qui s’érigeait verticalement. À droite, embroussaillé de ronces, d’églantiers, de clématites aux fleurs desséchées comme un peuple d’araignées mortes, le versant dégringolait, perdu dans le brouillard.

Le soleil décliné, qui venait de luire un instant, n’était plus qu’un disque pâle, grimé de vapeurs, si lunaire que Pierrot s’y fût trompé. Les plans éloignés s’évanouissaient petit à petit. Des écharpes, semblables à de monstrueux fils de la Vierge, enroulaient leurs méandres autour des buissons. Et le gros du brouillard s’enflait furtivement à l’assaut de la rampe.

C’est à peine si j’eus le temps de remarquer cinq ou six orifices de carrières qui, de distance en distance, trouaient d’obscurités la tranche à pic du talus : soudain le soleil s’éteignit, comme un ballon japonais à court de chandelle. Une nuit blafarde nous environnait. Des bouquets de noisetiers vinrent à nous, masses diffuses apparues et redisparues. Ces ténèbres livides étaient glaciales, et, le frimas s’alourdissant, la lumière diminuait encore.

À l’inverse de ce que je lui conseillai, mon champignonniste s’obstina vers ses champignonnières. Il avançait posément. Je l’entrevoyais de moins en moins, tel qu’une ombre à peine indiquée, telle son ombre qui se serait levée et qui se serait mise à déambuler toute seule. Pour se diriger, il se fiait à la piste du sentier. Nous ne distinguions plus que cette trace, ou, pour mieux dire, plus que le rond de terrain dont nous étions le centre. Je marchais dans le brouillard comme une créature auréolée marcherait dans la nuit, sans rien voir qu’à la faveur de son nimbe. Mais, par Dieu, qu’on était mal ! Une odeur poussiéreuse et mouillée s’insinuait jusqu’au tréfonds de ma poitrine ; mes dents claquaient ; j’avais les cils et la barbe trempés ; d’innombrables gouttelettes perlaient sur mes vêtements. Il me semblait devenir un homme-éponge imbibé de neige fondue, un sorbet humain. Et j’avais beau me dire que tout cela n’était en somme que les prestiges accoutumés du brouillard, un sentiment désagréable me rappela que j’avais été, moi aussi, l’enfant qui pleure dans le noir.

Dès lors, je me demandai si vraiment il ne se passait pas des faits interlopes, que ma subconscience aurait éventés. Mais je ne sus rien démêler qui méritât l’honneur d’une crainte, si ce n’est l’intensité d’une ambiance malsaine, boréale et traîtresse, où le pire eût été de se perdre et de s’enrhumer tout ensemble.

Néanmoins, la brume se condensait infatigablement. C’était une maladie de l’espace. Elle avait matelassé le vide. Elle assourdissait le bruit de nos pas. Elle était si lourde qu’on y suffoquait, et si chargée d’eau qu’à ma place un poisson n’eût peut-être pas étouffé davantage. Positivement, l’air devenait aquatique.

J’essayai de traduire mon inquiétude en facétie :

– Nous faudra-t-il nager, mon cher, ainsi qu’aux temps immémoriaux où l’océan pesait sur ces collines ?

J’avais parlé comme à travers un bâillon. Fleury-Moor n’entendit pas, ou feignit de n’avoir pas entendu. Mais le fantôme taciturne qui me précédait ralentit sa marche ouatée. Jusqu’ici, j’avais pu surveiller le sol battu, couleur de cendre, où se posaient mes chaussures luisantes de rosée ; je ne le voyais plus. Fleury-Moor s’arrêta. Je regardai mes pieds ; ils avaient disparu. Dans le brouillard environnant, un second brouillard montait avec rapidité. Nous l’avions aux genoux. Il était d’une température de glaçon, qui mordait la chair de nos mollets.

Fleury-Moor se pencha vers moi :

– J’aime mieux attendre que ce soit passé, fit-il du ton le plus naturel. On s’égarerait, ma foi ! Cela ne peut pas durer. Très intéressant, vous savez. Rarissime !

Ses paroles tranquilles me parvenaient comme au long d’un mauvais porte-voix. Elles fumaient en bouffées de pipe, dont le brouillard s’emparait aussitôt.

– Je me demande ce qui va nous arriver, dis-je avec effort. Les jambes me font diantrement souffrir… Et cela grimpe…

– Que voulez-vous qu’il nous arrive ? persifla le spectre fuligineux.

Je saisis le bras de Fleury-Moor qui se laissa faire sans résistance, et nous assistâmes à notre ensevelissement. Nous devînmes à nos propres yeux des ombres-bustes, puis des ombres-têtes, puis plus rien. Et pendant que nous regardions nos corps s’enliser dans l’invisible, eux, nos corps, subissaient l’abominable épreuve de plonger peu à peu dans un fluide oppressif et glacé, plus affreux que la mort. Je ne voyais même plus mes doigts contre mes cils. Aveugle par l’opération d’un météore, je puis dire que j’étais en quelque sorte hérissé de tous mes nerfs. Ah ! pour le coup, certitude ! Certitude qu’on pouvait frémir à bon escient ! Tout à l’heure mes intuitions ne m’avaient pas trompé. Une nouveauté s’accomplissait. Le savoir du professeur et l’instinct de la bête s’accordaient là-dessus en moi-même ; tous deux maintenant espéraient une merveille et craignaient un cataclysme.

Le géologue emboucha mon oreille. Il criait paisiblement, à la manière des personnes qui conversent de part et d’autre d’un obstacle :

– Ce qui me surprend, voyez-vous, c’est qu’un brouillard hygrométrique à ce point ne se résolve pas en averse – que dis-je ! en flocons ! en grêlons !… Et ce qui m’étonne encore, c’est qu’avec ce froid de canard, l’eau qui nous humecte ne se congèle pas !…

Alors je suçai ma moustache dégouttante, et je constatai que l’eau du brouillard, si froide, était salée.

– Ah ! Fleury, quelle horreur ! On dirait des larmes de cadavre !

– Ouais !… Tiens, vous avez raison. C’est comme de l’eau de mer.

Et il ajouta :

– Voilà pourquoi ce brouillard ne saurait « prendre ».

– Enfin, dites, avez-vous jamais entendu parler d’une aventure semblable ? Nous ne sommes pourtant pas les premiers venus, vous et moi… Ne vous écartez pas, surtout !

– Non. Je ne bouge pas… Nous ferons un rapport… Définition : une obscurité absolue mais blanchâtre, d’un blanc terne… Ah ! tenez, il me semble que cela s’éclaire…

– Oui, cela commence à s’éclairer…

Notre entourage devenait lumineux. La bourre impalpable qui nous calfeutrait s’allégea d’un soupçon d’aurore. Une faible lueur s’y répandait en vacillant ; mais la transparence ne revenait pas volontiers.

Je réaperçus d’abord l’ombre chinoise de Fleury-Moor qui se matérialisait progressivement tout entière, au lieu de reparaître morceau par morceau comme elle avait disparu. Mon excellent collègue s’étonnait ainsi :

– Oh ! diable ! Où donc… Qu’est-ce que… Voyons, voyons, je suis cependant certain de m’être arrêté sur le sentier…

– Eh bien ? demandai-je.

– Eh bien, qu’est-ce que c’est que ce sable rouge, à mes pieds ?

– Nous avons dévié…

– Où, dévié ? Où ?… Du sable rouge, ici ! Depuis quand ?

– C’est peut-être un résultat du brouillard salé… une combinaison de sa chimie avec celle de la terre… Mais voyez donc comme l’aspect du sol est encore incertain, flottant…

Fleury se courba, scrutant le sable rouge.

– Voilà le vent qui s’élève, remarquai-je.

Il se redressa, d’urgence :

– Qu’est-ce que vous dites ?

– Je dis : voilà le vent qui s’élève. Ne l’entendez-vous pas dans les sapins ?

– Et vous, ne voyez-vous pas que le brouillard est immobile, et que par conséquent il ne fait pas de vent ? qu’il ne peut pas en faire ?

– Écoutez seulement… Il faut qu’il en fasse !… Écoutez !

– Mais ce bruit… ce bruit de vent… c’est à droite !

– Alors ?

– Alors ? Il n’y a pas de sapins à droite.

– Il n’y a pas… Mais puisqu’on entend le bruit du vent dans les sapins…

– Ce n’est pas le bruit du vent.

– Que serait-ce ? Que serait-ce ?…

– Ne vous énervez pas. Nous allons le savoir. Ce maudit brouillard se dissipe.

La luminosité augmentait avec une espèce de fluctuation fatigante. En même temps, la froidure cédait. Le cercle apparent s’élargit. De vagues choses s’y montrèrent : des cailloux, des touffes d’herbes. Le géologue, ayant considéré ces herbes, fit une exclamation :

– Venez voir !

Mais alors une clameur stridente retentit dans les profondeurs insondables – un appel de trompette, rauque et féroce, qui faisait souvenir de ménageries, de cirques ou de jardins zoologiques…

Nous nous regardions pâlir mutuellement, avec des yeux dilatés où se lisait la même conjecture impossible.

À voix basse et la mine farouche, Fleury s’obstina pourtant :

– Ces herbes, examinez-les, vous, le botaniste !

Je le fis. C’est pourquoi je battais l’air à tour de bras, pour me dépêtrer de l’élément qui nous embourbait. Possédé par l’instinct de conservation, cette démence rarement salutaire, je n’étais plus qu’un être de secousses et de fuite. Je m’élançai.

Fleury me retint :

– Du calme ! Et restez là, pour Dieu ! Je ne sais pas au juste où nous sommes… Le ravin doit être ici, tout près. Vous y tomberiez… – Et puis, conseilla-t-il impérieusement, souvenez-vous donc de ce que vous êtes, sacrebleu ! Reprenez conscience de votre rang. Nous devrions bénir ce qui nous arrive. Nul n’est plus qualifié pour de pareilles météoroscopies ! Et dites-vous bien que tout cela finira par un mémoire à telle ou telle section de l’Institut !

Cette leçon me rendit le sang-froid.

– D’accord. Mais convenez, repris-je tout honteux, qu’il est plutôt démontant de rencontrer en pleine Champagne une herbe des tropiques et d’entendre…

– Écoutez ! me dit-il en allongeant le bras dans la direction probable du ravin. Ce que vous appelez le vent !…

– Cela s’est amplifié… Ce n’est pas le vent.

– Je ne vous le fais pas dire.

– … Un bruissement de fleuve… ou de torrent… Un vaste fleuve…

– Attention ! voilà du nouveau, Chanteraine !

Le jour tremblotant n’avait cessé de croître, et des formes s’esquissaient aux alentours, dont l’une, moins écartée, dessinait une colonne mouvante qui allait se dégradant par le haut. Derrière elle, d’autres fûts réalisaient leur sveltesse. Cependant, je ne prétends pas que le brouillard se désagrégeât le moins du monde. Non, en vérité. Que l’on me comprenne. Les choses ne surgissaient pas autour de nous comme lentement débarrassées de la nue ; mais elles semblaient se crayonner en grisaille, puis se sculpter à même la substance volage. Elles semblaient constituées par le brouillard. Bien mieux : il n’était pas jusqu’au friselis fluvial qui ne semblât une qualité sonore de la brume ; et la tiédeur qui venait nous parut s’en dégager, avec une odeur de résine.

– Ah ! Chanteraine ! L’arbre ! Là !

– Miséricorde !

Le chapiteau de la colonne sortait de l’inconnu. C’était un bouquet de feuilles. Un palmier s’élançait à nos regards ! Nous le discernions dans le faux jour et le miroitement qui le déformait sans trêve et le faisait onduler comme un reptile. Plus loin, toute une palmeraie s’affirmait, moirée des mêmes ondes.

Ainsi dansent les reflets d’une berge. Tout ce que nous apercevions serpentait dans un chatoiement. De plus, la vision passait continuellement par des alternatives d’ombre et d’éclat. Et je ne tardai pas à découvrir que la vue n’était pas le seul de nos sens impressionné de la sorte. Le parfum balsamique se renforçait effluve à effluve ; le bruissement de l’eau comportait une progression de forte suivis de piano ; et la chaleur redoublait par bouffées, suivant un rythme fantasque dont on peut dire qu’il était général, car toutes ces défaillances et ces poussées coïncidaient parfaitement, qu’elles fussent olfactives, auditives ou visuelles.

Cependant elles s’atténuaient à mesure que le décor gagnait en lucidité. Il se précisait dans le brouillard comme une projection sur l’écran lorsqu’on « met au point » et que l’éclairage papillote. Les photographes saisiront sans peine la meilleure comparaison, celle d’une image qui « vient » sur la plaque sensible, dans le bain révélateur qu’on agite. De seconde en seconde le lieu fantasmagorique devenait plus fixe, plus positif, plus profond. Le cercle – ou plutôt le cylindre – apparent mesurait peut-être vingt pas de rayon, quand Fleury-Moor conclut :

– C’est un mirage, comme au désert. Seulement, c’est un mirage particulier, qui nous enveloppe et nous donne non pas l’illusion d’apercevoir au loin quelque irréalité de lac et d’oasis, mais l’illusion d’être quelque part, en Afrique, ou ailleurs.

– Oui, ajoutai-je, ce qu’il a de particulier, c’est en effet qu’il nous enveloppe. Mais c’est encore qu’il se produit à une distance considérable de l’endroit miré. Et c’est, par-dessus tout, qu’il affecte l’ouïe et l’odorat aussi bien que la vue !

– Optime. C’est un mirage qui nous fait voir, entendre et respirer ce qui est très loin de nous. Il y a sympathie optique, acoustique et osmologique dans l’espace – tout au moins dans un sens – entre le lieu où nous sommes réellement et le lieu qui se projette sur le brouillard autour de nous. Je savais bien que le sable rouge… Voyons : l’Égypte, n’est-ce pas ?… Non ?…

– Non…, répétai-je, étonné jusqu’à l’émotion. Plus au sud… Je crois… je crois que ce sont là des plantes équatoriales… Mais… Voilà des nopals… un baobab… Et pourtant…

– Quoi ?…

– Mon Dieu ! Fleury, ce… cet éventail de palmes, en roue de paon, là, qui transparaît dans la brume… Vous le reconnaissez ?

– Ho ! ce n’est pas possible ! Un dichot… le dichotome du Cap… ou de Madagascar…

– Oui : la flabellaria Lamanonis ! Du Cap, de Madagascar, ou de l’époque tertiaire !

– De l’époque tertiaire ? Qu’est-ce que vous dites ?

– Ouvrez les yeux ! Regardez ces fougères arborescentes, près des aloès…

– Ce sont des osmondes. Des osmondes… de Ceylan…

– Eh bien, non ! C’est une espèce éteinte !

– Vous êtes sûr ?… – Ah ! mais oui ! voyez, voyez : ce palmier ! le palmier-parasol !… Et quoi encore ? Des lauriers-roses… avec des camphriers… Du myrte… Un bouleau !

– Des ceps de vigne ! Un rouvre ! Des noyers !

– Les angiospermes ! Nous sommes au beau milieu de la période néozoïque !

Aussitôt qu’il l’eut dit, le murmure de rivière s’enfla tellement que nous fîmes volte-face. De ce côté-là, on ne voyait que le brouillard, et le sable rouge y disparaissait en pente douce. Le grondement s’apaisa derrière le rideau brumal. Un flot écumeux venait d’en jaillir et, dentelle pétillante, mourait avec grâce. Un deuxième flot lui succéda dans un mugissement de cataracte. Le sable se mouilla, la mousse crépita, des embruns voltigeaient…

– La mer ! balbutiai-je. La mer qui existait il y a des millions d’années !

Deux rocs noirs ébauchaient leur carrure au bord du ressac.

– Ce n’est donc plus seulement un mirage dans l’espace ! décréta Fleury-Moor transporté d’enthousiasme. C’est aussi un mirage dans le temps !

– Ce n’est, répliquai-je, qu’un mirage dans le temps. L’espace où nous croyons être est bien l’espace où nous sommes. Nous avons l’illusion d’avoir bougé dans la durée ; nous n’avons pas bougé dans l’étendue. Voyez plutôt.

Le brouillard s’illustrait davantage. Assez bas relativement, il pesait toujours sur les choses comme un plafond nébuleux ; mais, dans les autres dimensions, le paysage se déclarait à merveille. Et l’on en voyait suffisamment pour reconnaître la conformation approximative du coteau de Cormonville, avec par ici sa banquette en surplomb, et par là son ravin, dont la plage antédiluvienne épousait la courbure. Plus de doute : un caprice anachronique de la nature nous permettait de contempler la Marne dans son aspect de la préhistoire. Ces chênes, ces érables étaient les premiers chênes européens, les premiers érables français ; et cette vigne – ô charme attendrissant ! – était la première vigne de Champagne !…

Ce fut, je crois, à cet instant, qu’un horrible cri déchira la nuée au-dessus de nos têtes. Nous levâmes les yeux, sans rien surprendre de plus que l’évasion d’une ombre volante et majestueuse. Je ne pus comprendre pourquoi ce cri m’avait bouleversé au point de savoir, en l’écoutant, que je ne l’oublierais jamais plus. Fleury-Moor avait la figure à l’envers. Nous étions tremblants. Et c’est en vain que nous réentendîmes, au fond du brouillard, l’appel de trompette qui nous avait troublés auparavant. Nous ne pouvions blêmir davantage. L’horreur du cri domptait toutes les autres.

Pourtant, l’appel de trompette déjà familier se répéta plusieurs fois de suite, à des points différents de la vastitude : et Fleury-Moor, prêtant l’oreille, m’interrogeait du regard.

– Proboscidien, n’est-ce pas ? dit-il.

– Assurément. Elephas meridionalis ou primigenius.

– Diantre !… Est-ce que le mirage intéresserait aussi le toucher ?…

Il s’accroupit et manipula quelques brins d’alfa.

– Hum ! grogna-t-il.

– Quoi ?

– Palpez vous-même.

Le résultat de mon expérience fut que je glissai dans mon fusil deux cartouches à balle.

À cette vue :

– C’est fou ! me dit Fleury-Moor. Est-ce que nous rêvons ? Il y a quelque chose de fou dans ce que vous venez de faire ! Nous rêvons ; ce brouillard est narcotique. Ou pestilentiel ; et c’est du délire.

– On ne rêve pas à deux, et des hommes comme vous et moi ne sont pas hallucinés de la même façon simultanément. Non, non, Fleury : puisque nul prestidigitateur n’est capable de nous jouer ce tour de yogi, c’est que voilà bien un mirage d’ordre nouveau, un mirage intégral dans le temps. Nous regardons, nous écoutons, nous humons, nous goûtons et nous touchons une scène du passé, comme on admire parfois au désert, mais des yeux seulement, une scène qui se passe hors de portée.

Une chaleur d’étuve nous accablait. Nos vêtements humides exhalaient d’abondantes vapeurs. J’ôtai mon caban.

Et la mer. Et le ciel fut. Une mer étamée, sous un ciel indigo. Le soleil, large et rose, ascensionnait dans un halo de brume. Il était donc à une place matinale, et toutefois…

Je consultai ma petite boussole-breloque.

– Voyez donc le soleil, Fleury, comme il est drôlement placé…

Mon compagnon ne put s’empêcher de sourire.

– Vous oubliez, dit-il, que, depuis sa naissance, la Terre n’a cessé de se relever sur l’écliptique…

– C’est vrai !

Fleury-Moor tira sa montre et continua :

– Réellement, il est 4 h 20. Notons-le. Mais artificiellement, c’est-à-dire d’après le soleil du mirage, il est environ 10 heures du matin. Et… c’est le printemps.

Je confessai que tant d’anomalie me retirait la plupart de mes moyens, et je complimentai le géologue sur sa vaillance. Il me dit n’éprouver que le désagrément de n’avoir emporté ni calepin, ni crayon, ni sa bonne photo-jumelle.

Nous causions, mais sans nous distraire de l’immense éclosion magique où se reproduisait l’enfance de la Terre. La zone libre de buées grandissait alentour. Les premières apparitions étaient désormais concises, matérielles, immuables. Cependant, la perspective reculait encore dans une palpitation vibratoire analogue à celle qui règne par les grandes chaleurs. Cela nous fit croire à des présences animées. Je voulus que des choses lointaines eussent remué ; et je m’assurai qu’à l’occasion les deux rocs au bord de la mer pouvaient nous servir de refuge. Ce faisant, j’aperçus au large une nageoire dorsale garnie de piquants. Elle venait d’émerger, elle replongea.

L’audition tyrannique de la mer nous absorbait. Son odeur, combinée au parfum résineux, tonifiait notre sang. Nous comprîmes bientôt d’où venait ce relent de gomme et de térébinthe. La palmeraie mêlée d’arbres occidentaux accompagnait de plain-pied la grève rouge ; mais, plus à l’intérieur des terres, le talus existait encore (pardon : il existait déjà), plus imposant, moins proche et planté de pins. Dans un intervalle de la palmeraie, il nous présentait sa paroi d’argile marneuse, où bâillait une entrée de caverne.

Comme on le pense bien, les végétaux m’intriguaient plus que tout le reste. Il y en avait de dimensions extravagantes. Certains, qui n’en finissaient plus, portaient de volumineuses corolles musclées, d’un violet ardent, au pistil jaune d’or. D’autres inconnus, de la famille des magnolias, étalaient d’admirables feuilles bicolores, plus belles que des fleurs. Au pied des troncs, c’était une exubérante et féroce mêlée de serre chaude fantastique, une étreinte inextricable où, comme des pieuvres, les aloès allongeaient et retournaient leurs tentacules épineux ; où les raquettes gonflées des cactus brandissaient des houppes de poils et des aigrettes de crins ; où de grosses chenilles à fourrure pâle, mises bout à bout, faisaient de ridicules et redoutables plantes grasses. Ce n’était qu’une cohue léthargique de membres verts et tordus, un entassement de nudités lisses et de toisons brunes au bas des fougères arborescentes recourbant d’énormes crosses velues. La vie outrancière et la défense de la vie éclataient dans la prospérité des gousses, la turgescence rubiconde des mucilages, les griffes et les cornes de toutes ces tarasques paralytiques, dentelées et barbelées à la ressemblance des dragons jurassiques, et dont quelques-unes formaient des épis de couteaux caraïbes. Cela grouillait sans bouger. Faramineux jardin d’hiver où le mimosa, l’euphorbe, le myrte, et les disparus : le dryophyllum, le doliostrobus, le callistris et le lepidodendron, voisinaient avec les aulnes et les trembles, les frênes et les châtaigniers ! Dans la pénombre du sous-bois pointaient des pyramides baignées de bleu et d’indécis, moitié fougères et moitié mélèzes, arbres et plantes à la fois ; et des candélabres baroques, singulièrement « art nouveau » bien que naturels et préhistoriques, éployaient dans un même plan vertical leurs branches d’espalier. Chacune d’elles, mouchetée d’un bourgeon, se relevait en portemanteau et supportait de monstrueuses poires blettes qui pendaient, fripées, lourdes, gargantuesques.

La sueur coulait sur nos joues. L’air demeurait trouble ; un rien de noir se délayait dans l’indigo céleste, et je fis cette observation que sans doute l’atmosphère ne s’épurerait point davantage et que c’était bien là celle d’un âge torride et moite. La lune, au terme de sa course, traçait un mince croissant spectral. Malgré l’heure diurne et irradiée, une grosse étoile ronde timbrait le zénith. Nous l’aperçûmes tous deux en même temps… Ah ! nous n’avions pas besoin d’échanger nos impressions ! Un attendrissement d’une grandeur et d’une qualité inexprimables nous remuait le cœur, et je crus que nous allions pleurer devant l’étoile, ce deuxième satellite de notre planète, aboli sans retour – l’ancienne petite lune de la Terre bien-aimée !

Nous ne pouvions détacher nos regards du zénith…

Quand nous les abaissâmes, le prodige était achevé. Le dernier panache de brouillard fondait là-bas comme une haleine. La mer, crespelée de vaguelettes, s’épandait au levant, et la colline arquée sortait de l’onde ainsi que nous l’avions vue sortir de la brume dans un aperçu préalable. Elle figurait une crique flanquée de deux presqu’îles latérales. Nous étions sur l’un de ces promontoires ; l’autre s’allongeait en face de nous. C’était une langue de terre rougeâtre égayée de quelques lentisques et de séquoias, lesquels se resserraient à mesure qu’ils se rapprochaient du continent, si bien que le fond du petit golfe était déjà fourré de cette verdoyance qui virait jusqu’à nous et allait ensuite se clairsemant vers la pointe de notre cap. Au milieu du fer à cheval, l’arête du coteau se laissait voir par-dessus les bois, nue, chauve et rougeaude contre l’azur violacé du temps…

Et c’est là que débouchèrent pesamment, un à un, quatre éléphants si monumentaux que, pour évaluer la distance qui nous séparait d’eux – plus de 800 mètres à vol d’oiseau – je dus me rappeler les véritables proportions du terroir. Quoi qu’il en fût, nous nous trouvâmes d’un commun accord à l’abri des rochers avant même de savoir que nous y fussions.

– Observons ! dit le géologue.

– Observons.

Les animaux titans passent à la file indienne, silhouettés le long du tranchant. Ils s’enlèvent en découpures sombres. Leurs défenses se distinguent mal ; Fleury-Moor, qui est myope, prétend qu’il en voit quatre par individu. Je tiens pour deux, et courbes. Il veut des pelages ; moi pas. Bref, ne pouvant nous décider entre l’elephas meridionalis, antiquus ou primigenius, nous n’arrivons pas à conclure de là quelle est la période de l’ère néozoïque où le mirage nous a transportés. Ce n’est pas l’éocène ; encore moins le pliocène ; la mer et la végétation l’indiquent. Mais est-ce l’oligocène ou le miocène ?… Par chance, une autre péripétie vient résoudre le différend.

Le mammouth de tête marque un temps d’arrêt. Il ouvre toutes grandes ses oreilles prodigieuses, comme si son crâne voulait s’envoler ; jette une claironnade charivarique, et s’éclipse au galop derrière le faîte. Ses camarades ont exécuté le même « à gauche ». Ils s’esquivent. La terre tremble sourdement. Et voilà qu’au nord une espèce de montagne noirâtre s’avance à travers bois, dépassant les cimes des plus hauts conifères. Et voilà que c’est le tapir mastodonte, le pachyderme à la trompe courte, aux défenses abaissées, qui vient dans la forêt grandiose comme le tapir moderne va dans une prairie.

– Le dinothérium ! soufflai-je tout bas.

– Oui : le dinothérium, du miocène !

Fleury-Moor avait prononcé « miocène » d’un accent indéfinissable. Je le considérai ; je sus qu’il éprouvait une fierté sans bornes à pouvoir déterminer ainsi, d’un clin d’œil, par delà les myriades de siècles, un point dans l’éternité.

Pour moi, le dinothérium me stupéfiait. Manière de baleine terrestre, il n’était pas « à l’échelle » de son entourage. Il semblait dépaysé, bâti pour une création beaucoup plus spacieuse, ou bien pour l’océan colossal. On devinait qu’il n’était plus chez lui sur terre, et qu’il n’avait plus qu’à s’en aller.

Nous eûmes la bonne fortune de pouvoir l’examiner à loisir. Il leva son moignon de trompe vers la retraite des mammouths, hésita, fit demi-tour, et, comme une dévastation, se porta vers l’extrémité du promontoire qui bornait le septentrion. Là, il s’étendit laborieusement et commença de fouir le sol.

Cela durait depuis quelques secondes, lorsque nous avisâmes au-dessus de la mer une volée de grands oiseaux – ou du moins de grandes bêtes volantes – qui se rapprochaient de la côte en folâtrant à la surface de l’onde et même en s’y posant parfois, l’aile haute, pour cueillir des poissons à la mode des pétrels. Nous les comptâmes ; ils étaient douze, et volaient avec une élégance remarquable. Soudain, poussant tous ensemble le cri surnaturel qui avait le don de nous épouvanter si complètement, ils fondirent comme des javelots empennés sur le dinothérium.

Celui-ci se redressa. Les grands oiseaux le cernaient d’un tourbillon discordant. Ils le harcelaient. La horde criarde virevoltait au-dessus de lui, obsédante et injurieuse. Puis, l’un après l’autre, ses assaillants se couchèrent sur son dos montagneux où leur groupe forma comme une hydre grouillante. L’animal s’ébranla. Palais quadrupède, Notre-Dame de Fourvières sens dessus dessous, il tourna tête à queue et s’enfuit dans une tempête assourdissante. Il meuglait. Sa protestation ressemblait aux véhémences d’un paquebot, et ses tourmenteurs, qui avaient repris l’air, couvraient de huées sa déroute. Nous les suivîmes longtemps du regard. Fleury-Moor abritait ses yeux contre l’éblouissement du soleil. Il dit :

– Je donnerais cinq ans de ma vie pour une lorgnette de théâtre ! Impossible de voir !… Ah ! si j’avais su ! Tout ce que j’aurais emporté, Chanteraine ! Et je n’ai que ma montre, en tout et pour tout !… Qu’est-ce que c’est que ces êtres volants ? Ah ! le savoir !… Quelles sales bêtes ! Ce qu’ils chantent mal !…

– Fichtre oui ! Mais j’ignore… Ptérodactyles ?…

– Non… Et cependant… Oh ! non, non : le lézard ailé n’existait plus à cette époque ; j’en mettrais ma tête à couper… – Ah ! les sales bêtes ! reprit-il en essuyant sa face reluisante. Ah ! le vilain cri ! Je ne me rappelle pas de sensation plus odieuse… depuis certaine date de mon enfance…

– Laquelle donc ?…

– Oh, rien. Je veux parler du premier singe que j’ai vu. Cette parodie… Eh bien, d’entendre crier cet oiseau…

– Vous avez raison, lui dis-je, frappé de la justesse du rapprochement… Mais il vaudrait mieux baisser la voix. Nous ne savons pas ce qui se cache là-dedans…

L’ombre azurée du couvert gardait sa mystérieuse hostilité. Le feuillage, animé d’oiselets indiscernables, tressaillait. Des essaims de mouches convulsives séjournaient au milieu du clair-obscur. La jungle s’éveillait à chaque instant, sensible à des passages dérobés. Des sillages courbaient les tiges et tout à coup s’arrêtaient avec une brusquerie terrible, me laissant à penser qu’un monstre invisible nous avait vus.

– Il faut, repris-je, contourner cette roche et l’interposer entre nous et la terre. L’océan me paraît plus inoffensif…

– Si vous y tenez ! fit Fleury-Moor pendant que la manœuvre s’exécutait. Mais, ajouta-t-il, je m’attends à ce que le mirage s’évanouisse d’un moment à l’autre. Observez, n’est-ce pas.

– Jusque-là, remarquai-je, nous serons plutôt mal installés !

La mer, en effet, venait lécher la base du monolithe.

– Restons quand même, accepta Fleury-Moor, un pied dans l’eau et l’autre levé. L’essentiel est de ne pas faire trop de mouvements, qui décèleraient notre existence. D’ailleurs, il est dangereux en soi de se déplacer quand on est dans un mirage, c’est-à-dire dans une fausse contrée qui masque les embûches de la contrée véritable. Ne l’oubliez pas, Chanteraine, et quoi qu’il arrive, gardez-vous de prendre la fuite. L’endroit que nous voyons n’est que superposé à l’endroit où nous sommes. Vous pourriez rencontrer, dans le vide apparent de cette clairière antédiluvienne, quelque solide tronc d’arbre bien présent… C’est, je crois, le seul péril qui nous menace. Car… Mais oui ! s’écria-t-il en se frappant le front. Si total que soit le mirage, ce n’est jamais qu’un leurre ! Échos, reflets, chimères ! Le toucher lui-même, illusion ! Par conséquent, mon cher – Dieu, que nous étions naïfs ! – par conséquent, l’image d’éléphants trépassés depuis quelque cent millénaires ne saurait nous causer le moindre tort ! Elle est cantonnée dans son époque autant que nous le sommes dans la nôtre !

Sa confiance me gagnait :

– Et puis, mon cher, dites, celle-là est bien bonne : les êtres d’autrefois, que nous voyons, ne peuvent pas nous voir, parce que le mirage n’est pas réciproque, je suppose ! Les mirages africains ne sont jamais réciproques !

– Parbleu ! renchérit le géologue. On peut très bien avoir une sensation directe du passé (chaque nuit, le firmament, avec ses astres plus ou moins éloignés, nous montre autant de passés qu’il renferme d’étoiles). Mais on ne saurait avoir une sensation de l’avenir… Donc, si tout à l’heure nous nous étions levés en criant, le dinothérium n’aurait rien aperçu, ni rien entendu !

– C’est juste ! C’est juste ! affirmai-je avec un rire de soulagement.

Sur ce, nous quittâmes l’écran de la roche, ayant recouvré toute notre désinvolture… L’empreinte de nos souliers stigmatisait le sable humide… Nos souliers américains… Le sable préhistorique…

Fleury-Moor avait croisé les bras sur sa poitrine. Il demeura quelque temps à regarder les flots, et dit enfin :

– Vous ne savez pas quelle émotion j’éprouve en face de cela, qui est la mer adolescente – cela, qui est la mer des premiers temps du monde, si proche encore de l’âge primordial où la Terre n’était qu’une mer !… Toute vie sort de là. Rien de ce qui respire et palpite comme une multitude de poitrines fluides… Voici la mer originelle, et la voici tout près de l’origine. Voici l’admirable matrice de tous les êtres, celle que le Français, plus filial, appelle du même nom que sa maman. Voici la mer mère des hommes, qui a déjà le goût des pleurs, le goût du sang et la voix des sanglots.

« Nous aurons eu ce bonheur ineffable de l’entrevoir dans sa jeunesse ! À l’heure qui renaît pour nous, elle vient de terminer son Grand Œuvre. Elle a lâché sur les continents, bien étroits encore, toutes les créatures qui devaient sortir de sa fécondité. L’ère des sauriens est même révolue depuis longtemps. Ils se sont métamorphosés. L’oiseau et le mammifère ont surgi du reptile. Les dragons colosses ne reviendront jamais plus. Et maintenant quelqu’un va bientôt venir. Et maintenant, au fond d’une race simienne, l’humanité germe obscurément ; et Virgile est en marche dans le cerveau d’un chimpanzé…

Il y eut un moment de rêverie, plein du fracas de la marée.

Je hasardai :

– Pour tant faire que de voyager dans la préhistoire, j’aurais mieux aimé remonter plus haut, jusqu’à l’ère secondaire, qui précéda celle-ci. Un beau spectacle, Fleury-Moor, les dinosauriens ! Le plus bizarre peut-être de toute l’étendue et de toute la durée terrestres !

– Bah ! repartit Fleury-Moor. Tous vos diplodocus, mégathériums et autres iguanodons… C’était une population pélagique. Ils vivaient dans l’eau, vous savez, presque toujours, et non comme le livre et le musée nous les représentent… Ne vous plaignez pas : le dinothérium que vous avez vu n’est-il pas un survivant attardé de la faune géante ?

– Ce n’est pas un saurien, fis-je avec regret.

– Et moi, dit-il sans négliger de promener ses regards de la mer à la palmeraie et de la plage à la pinède, et moi, si j’avais pu choisir, j’aurais voulu remonter moins haut le cours des siècles, et m’arrêter à cette saison de la géologie où l’homme perçait enfin sous la brute. Ah ! contempler les premiers hommes ! les Adams et les Èves de l’indiscutable Genèse évolutionniste !

– Permettez ! contredis-je. En vertu même du transformisme – et comme vous l’avanciez à la minute – l’ancêtre de l’homme exista de tout temps. À cette époque néozoïque, nos aïeux, je vous l’accorde, n’étaient pas encore des hommes tels que ceux de la pierre taillée ; mais certes, ils devaient déjà constituer des personnages bien spéciaux !

Fleury-Moor hocha la tête.

– Je pense, dit-il, que c’étaient des orangs comme les autres ; imperceptiblement plus sournois, plus bavards et moins quadrumanes. Ils vivaient en troupeaux, ayant flairé que l’union fait la force… Mais ils vivaient très loin, très loin d’ici…

– En Océanie, n’est-ce pas ? Je connais l’intransigeance de vos théories…

– Oui, monsieur, en Océanie, qui est selon moi – et selon beaucoup d’autres, monsieur – le berceau de l’humanité, puisque nulle part ailleurs on n’a découvert de fossiles anthropomorphes dans le pliocène.

– Le hasard… aventurai-je.

Mais il poursuivit :

– À Java, au contraire, et dans le pliocène, dans le terrain correspondant aux périodes immédiatement postérieures à celle-ci, vous vous rappelez, Chanteraine : le pithécanthrope d’Eugène Dubois !

– Hum ! Était-ce bien un homme-outang, Fleury-Moor ? On reconstitue ce qu’on veut sur des données aussi insuffisantes qu’une couple de molaires, une calotte crânienne et un fémur !…

– Je m’étonne de vous entendre parler ainsi. Mantell, Cuvier, l’iguanodon…

– … Et quel fémur ! continuai-je. Quelle cuisse baroque ! nouée de protubérances osseuses qu’on n’a jamais expliquées, sinon par l’hypothèse trop ingénieuse de rhumatismes !… Ha ! ha ! des rhumatismes, Fleury-Moor ! L’homme-singe rhumatisant ! ha ! ha ! Passe encore pour l’homme primitif des cavernes glaciaires ; mais l’homme-singe du pliocène tropical ! ha ! ha ! laissez-moi rire !

– Il n’y a rien là de risible, gronda le géologue, et les ossements de Java sont des ossements de pithécanthrope. Au reste, pourquoi les hypertrophies de l’os fémur ne seraient-elles pas des lésions mécaniques, suites d’un accident ? des fractures ressoudées ? On l’a dit ; vous le savez aussi bien que moi… Et puis, assez, voulez-vous ? C’est agaçant.

Il regardait la terre, et moi la mer.

– Voici les oiseaux revenus, annonçai-je.

Ils pêchent là-bas. On dirait que leur plumage est blanc, ou bien c’est un effet de la distance et du soleil… Ce sont des goélands formidables.

– J’aurais tant aimé savoir ce qu’ils sont ! rabâcha Fleury-Moor. Mais il faut y renoncer. Ne perdons pas un temps précieux et tâchons au moins de reconnaître ce que nous avons sous la main. Il y a là des poires monstres qui m’intriguent. Essayons d’aller jusqu’au bois.

Il fit alors quelques pas, le pied tâtonnant et le bras sondeur, comme s’il eût été privé de l’usage de la vue, et cela parce qu’il craignait les obstacles cachés de l’invisible paysage contemporain.

– Hep ! fit-il.

Arrêté dans un haut-le-corps et retourné vers moi d’un air d’hésitation et d’émerveillement, il chuchota derrière l’abat-voix de sa main :

– La caverne ! Voyez-vous !…

Muet, je l’avertis d’un signe qu’il fallait revenir ; et j’éprouvai soudainement un désespoir non pareil, à songer que peut-être nous étions seuls à jamais sur une Terre où les hommes n’existaient pas. Des phosphorescences venaient de s’allumer dans les ténèbres de la caverne. C’étaient de petites braises deux à deux, rouge-vert et vert-rouge, incontestables, incontestablement reconnaissables – des yeux.

– J’y vais ! décida Fleury-Moor.

– Non !

Et je me précipitai sur lui.

– Admettez que le mirage se dissipe, raisonna-t-il, est-ce que vous ne vous repentirez pas éternellement d’avoir gâché l’occasion ? Profitons-en, mon cher ! profitons de ce mirage praticable !

– Vous ne voyez donc pas que ces yeux nous regardent !

– Hein ! Vous déraillez ! Ils regarderaient dans l’avenir ?…

Mais je le tenais ferme, car j’étais alors gouverné par un maître intérieur plus autoritaire que le bon sens. Il dut céder à ma force et finit par se contenter d’un examen à distance.

Les yeux fulguraient, couples d’étoiles sombres, et clignotaient parfois sous des paupières effroyablement inconnues. Ma fantaisie forgeait derrière eux une famille d’ours épouvantables, gros comme des rhinocéros…

– Vous ne remarquez rien ? dis-je ex abrupto.

– Plaît-il ?

– Vous ne remarquez pas ?… Le rayon de soleil ?…

– Quel rayon ?

– Celui qui pénètre dans la caverne, ce pan de lumière oblique…

– Après ?

– Eh bien ! les deux yeux qui paraissent le plus près de l’orifice… ne se trouvent-ils pas au-dessus de la clarté ?

– Oui, c’est vrai.

– Donc, si c’étaient les yeux d’un animal posé sur le sol, nous verrions cet animal dans le rayon de soleil…

– Bravo ! De toute évidence, ces yeux appartiennent à quelque bête qui s’accroche à la voûte, à moins qu’elle ne stationne à même l’atmosphère.

Aux profondeurs de l’antre, qu’elles creusaient indéfiniment, les paires de prunelles flamboyantes se multipliaient.

Nous étions fort à découvert et je n’avais garde d’interrompre la surveillance du voisinage, en dépit de l’absurdité d’une telle occupation. La palmeraie, coupée en deux par la clairière de sable rouge, enfonçait l’ombre de ses dessous à droite et à gauche de la caverne. Je ne pus retenir un hoquet de stupeur : cette ombre aussi était ponctuée de regards aux luisances mordorées ! Il y en avait deux au bas de chaque poire pantagruélique. Il y en avait des centaines. Et la forêt Argus nous épiait de tous ses yeux fascinateurs.

L’idée que les poiriers n’étaient pas végétaux me traversa l’esprit comme une araignée velue.

Mais Fleury-Moor parla selon la sagesse :

– Vos poires, dit-il, sont tout bonnement des chauves-souris. Ce sont des vampires géants qui, la tête en bas, dans leur posture consacrée, se tiennent agrippés aux branches de ces candélabres et au plafond de la caverne. Mais ils doivent être diurnes, parce, voyez-vous, je gage que vos soi-disant goélands ne sont aussi que des vampires. Ceux qui nous environnent font la sieste, probablement.

– Vous voulez dire qu’ils s’éveillent !

J’aurais préféré n’avoir pas à rectifier. La chauve-souris commune me dégoûtant jusqu’à la nausée, je laisse à penser l’impression que me causa cette cité de vampires, doués, par leur gigantisme, d’une monstruosité supplémentaire.

Je regardais la caverne, la palmeraie et les chauves-souris suspendues, piriformes, Fleury-Moor regardait la mer et les chauves-souris volant au loin…

Une minute ainsi, sans que rien ne bougeât.

Incroyable et contradictoire lubie : cette passivité qui éternisait l’angoisse de l’expectative me poussait à l’action, moi, le plus timide ! Impulsif, je ramassai deux ou trois galets.

– Faut-il ? proposai-je en visant la bouche ténébreuse.

Fleury-Moor approuva d’un geste évasif.

Mon premier galet manqua le but et, frappant la muraille, retomba sur un monceau d’arêtes de poissons, près de l’ouverture. Le deuxième galet fila tout droit vers le fond du repaire.

Aussitôt, un concert effroyable, qui nous fit dresser les cheveux sur la tête, s’éleva des entrailles du talus, et la caverne s’emplit de hurlements démoniaques, ainsi qu’un boyau menant aux Enfers. Sa nuit fut constellée de charbons ardents. Et nous vîmes enfin quelque chose remuer au cœur de l’obscurité, blanchir pas à pas et s’avancer vers la lumière sous les yeux incandescents.

« Un homme ! » pensai-je.

– Un singe, murmura Fleury-Moor.

C’était l’un et l’autre, et ce n’était ni l’un ni l’autre : un bipède dressé, d’une maigreur affreuse, avec un pauvre petit crâne tout rond, le nez camus, la mâchoire proéminente, des oreilles en feuille de choux et du poil sur toute la figure. À n’en pas douter, le pithécanthrope, l’ancêtre de l’homme était devant nous ! Le pithécanthrope tel qu’Eugène Dubois l’avait restitué d’après les ossements de Java ! Le pithecanthropus erectus du pliocène, ici, dans le miocène, en Europe, en Champagne ! vivant ! et qui, par une étrangeté abominable, était l’allié du peuple des vampires ! et qui partageait leur habitat !…

« Bah ! me dis-je pour me satisfaire, il les utilise comme esclaves, ou chiens de chasse, ou chiens de pêche, plutôt ! »

L’homme-singe s’arrêta sur le seuil du terrier cyclopéen. Il ouvrit ses yeux rapprochés, qu’il avait tenus mi-clos…

Au grand soleil, ce qu’il avait de plus ébahissant vous apparut. Et je le donne en mille !… Écoutez : ce sauvage entre les sauvages, qu’on s’attendait à voir tout nu, était drapé dans une ample pèlerine de cuir souple, marron, lustré, dont les plis retombaient le long du corps, en symétrie, jusqu’aux talons !

– Un manteau ! s’effarait le géologue.

Civilisé, déjà ! Un orang qui sait s’habiller !… Au diable ce vêtement ! il nous empêche de contrôler l’anatomie externe du monsieur…

Le pithécanthrope fronça les sourcils d’une manière simiesque, puis tourna la tête à la façon d’un homme. Le tumulte prit fin dans la grotte.

– Il nous regarde, vous dis-je !

– On le dirait tout de même ! concéda Fleury-Moor. Mais, s’il nous regarde, il peut donc nous entendre ? Allons ! c’est impossible.

Il eut un sourire indéfinissable, et cria vers la bête humaine :

– Ohé ! grand-papa !

Et il se mit à rire, certainement pour me dérider. Je n’en avais pas envie ; je n’en eus pas licence.

Notre aïeul étendit un bras démesuré soulevant la toge de cuir. Sa bouche, ouverte, devenait une gueule armée de crocs. Une voix glapissante, un aboiement compliqué s’en échappait avec des coups de gosier qui faisaient sauter la gorge famélique, pareillement à celle des chanteurs italiens : « Hallouix, touix, touix ! Hirah-ah ! Râtoh ! Râtoh ! »

Quelque chose comme cela. Je me rappelle fort bien Râtoh ! qui, après tout, s’écrirait « râteau » sans inconvénient. Et, croyez-moi, c’était vraiment une curiosité, ce mot français, ce terme de jardinage, évocateur de mails et de boulingrins, de Versailles et de Trianon, sur les lèvres à peine ourlées du gorille adamique.

Or, à l’époque miocène, Râtoh ! voulait dire sans doute : « À moi, mes gars ! » ou bien : « Rassemblement ! » À cet appel, ou bien à cet ordre, une bande d’anthropoïdes fit irruption hors de la caverne, chaque côté de la palmeraie dégorgea sur la place une troupe de nos ascendants, et la crête du talus se garnit d’un cordon de sentinelles issues de la pinède. Une odeur ammoniacale de singerie nous prenait aux narines. Des hurlées ignobles comblaient le silence. Une population hostile et bestiale nous investissait, formant le cercle. Tous, comme le chef, étaient revêtus de capes plus ou moins brunes dont ils agitaient les pans avec furie.

Je voulus regagner les roches au bord de la mer… À tire-d’aile au-dessus des vagues accourait une nuée de ces grands alcyons, ou de ces grandes chauves-souris… Sur ce point, nous allions savoir à quoi nous en tenir : albatros ou vampires, ils accouraient à la rescousse, et…

– Des hommes volants ! s’exclama Fleury-Moor.

D’honneur ! c’étaient des hommes volants. Et le manteau brunâtre, la cape uniforme des primates qui nous entouraient, qu’était-ce ? On l’a déjà compris : de vastes ailes repliées. – La poire, l’oiseau, la chauve-souris, le pithécanthrope ne faisaient qu’une seule créature : Adam notre père, qui avait régné sur la terre comme dans le ciel.

Lors, de toutes parts, nous étions entourés d’ancêtres. Leur vol arrondissait un dôme d’envergures battantes. Ils nous avaient mis sous cloche, et cette coupole frémissante obscurcissait le jour. On ne pouvait plus s’évader.

L’instinct nous colla dos à dos. Ainsi parés, deux en un, Janus à la double face vigilante, nous supprimions la désolante infériorité de notre revers. Et je serrais mon fusil d’une main nerveuse et spasmodique…

– Vous voyez bien que le mirage est réciproque, dis-je, puisque nous les voyons et qu’ils nous voient !

Je sentis qu’il haussait les épaules.

– Fantômes naturels ! Fantômes naturels ! expliqua-t-il. Vous y êtes ?… Illusion ravissante. Efforçons-nous de retenir tout ce que nous pourrons… Ah ! ah ! ah ! l’homme a donc fini par les perdre, ses ailes ! à force de ne plus s’en servir ! L’évolution l’a puni de sa paresse ! comme les pingouins ! Ah ! ah ! efforçons-nous de retenir tout ce que nous pourrons.

– Oui, c’est entendu. Vous ressassez toujours la même chose !

Les pithécanthropes – disons mieux, puisqu’ils avaient des ailes : les ptéropithécanthropes – se contentaient pour le moment de nous tenir en observation. Nous étions le point de mire de tous les regards, ce qui n’allait pas sans m’intimider. Par surcroît, le tumulte incessant, le hourvari des clameurs, le claquement des ailes membraneuses engendraient un vertige de l’œil et du tympan. Je me raidissais contre une faiblesse d’origine exclusivement physique, ou peu s’en faut. Toute ma vie s’employait à combattre mes paupières qui voulaient se fermer. J’attendais avidement la fin du prodige. – Fleury-Moor, lui, pensait tout haut dans le mirage. Afin de mieux se souvenir de ce qu’il avait remarqué, l’incomparable savant prenait des notes verbales. Je l’entendrai toujours enregistrer :

– « Face négroïde. – Prognathe. – Aucune civilisation. – Pas de feu. – Rudiment de langage. – Le chef est le plus robuste et non le plus âgé. – Comme chez les animaux, égalité des mâles et des femelles. – Aucune arme. » Les ailes… ah ! sans pareilles, réunissant les bras et les jambes. Ha ! ha ! les protubérances de Java ! Je tiens la clef de l’énigme ! Sous ce rapport, voilà des êtres intermédiaires, situés entre la chauve-souris et l’écureuil volant ; mais ils ne sont ni insectivores ni rongeurs. Ichtyophages, oui, mangeurs de poissons. En somme, ils procèdent surtout des ptérodactyles ; et décidément toute la faune terrestre descend des sauriens… C’est votre avis, n’est-ce pas, Chanteraine ?

– Tout tourne ! J’ai le mal de mer ! Tout tourne ! répondis-je. Que faut-il faire ? Je ne demande qu’à faire n’importe quoi…

Ma contrepartie grommela son dédain :

– Stupide… Représentation sans danger… Indigne de son rang… Tableaux vivants… Galerie… Portraits de famille…

Enfin il se remit à pester contre le manque d’outillage.

– Servez-vous au moins de votre chronomètre ! lui dis-je. Prenez les temps. Quelle heure est-il ?

– Cinq heures cinq.

– Rentrez ça ! m’écriai-je. Ça les excite ! ça brille ! Rentrez votre montre ! Ils vont vous faire un mauvais parti… Remettez…

Du sombre et du lourd tomba sur nous. Je fis un écart. Une patte de poils et d’ongles s’abattait sur la main qui tenait la montre vermeille… À terre, couvrant le corps disparu de Fleury-Moor, un pithécanthrope luttait, les ailes plissées, abject comme un diable de Callot. La brute, agitée de soubresauts, m’offrait sa nuque évidée sous l’occiput… J’épaulai, je tirai…

Cette fois, le coup produisit un vacarme de foudre. Une épaisse fumée m’entourait, soufflant à l’improviste le soleil immémorial. Cela fut suivi de silence et de froid.

La fumée ne s’en allait pas…

Elle ne pouvait pas s’en aller, puisqu’elle était le brouillard réapparu. La déflagration de ma poudre avait ébranlé sa lourdeur et fait s’évanouir l’étonnante rétrospection qui se jouait en lui. Nous avions regagné le vingtième siècle.

Immédiatement et comme suite à la même dislocation, la brume devint de la bruine. Une pluie ténue et frigorifique me vaporisa…

Le soir du soir était venu. Dans une pénombre où la nuit et le brouillard confondaient leurs négations, j’aperçus à mes pieds ceux de Fleury-Moor étendu tout du long, la face contre terre.

Il reprit connaissance avec des gémissements.

– On m’a tué ! On m’a tué ! geignait-il.

Et vraiment il avait l’air de lamenter cela de l’autre côté de la Mort. Ses mains étaient celles d’un homme qui a péri. Je les frottais en pure perte. Il regardait autour de lui, les traits inexpressifs, ahuri d’épouvante. Il avait les yeux qu’on doit avoir sous les paupières quand on dort.

Je lui montrai, dans le vague, l’ébauche d’un sapin. Cette vue familière le rasséréna. Il me dit qu’on voyait assez clair pour s’en retourner et qu’il désirait le faire au plus vite.

Je confectionnai rapidement une croix de branchettes et je la plantai dans la terre d’une certaine façon. Fleury me pressait de partir.

À quelque vingt mètres de là, nous retrouvâmes le sentier. Nouvelle croix. Nouvelle impatience de Fleury-Moor.

Plus avant, des tailleurs de pierre, qui regagnaient Nauroy-les-Cormonville, répondirent à mes questions. Ils n’avaient rien vu, que le brouillard ; ni rien entendu, que le coup de fusil.

– La bizarrerie était localisée dans un espace très restreint, fis-je quand ils nous eurent quittés. Cela est fort heureux. Autrement, que de villages eussent été submergés !…

Je voulais rire. Vaine dépense. Fleury-Moor descendait la colline à toutes jambes, faisant des crochets inexplicables et des haltes subites, inquiet des chauves-souris traçant leurs éclairs noirs, ému par le brouillard vert d’un champ d’asperges qu’on aurait pu traverser pour couper au court. Le feuillage vaporeux d’un saule l’effraya comme un épaississement de brume. Un hibou qui fuyait, silencieux à l’égal d’un reflet, lui fit rentrer la tête dans les épaules.

Je le suivais tant bien que mal. Nous arrivâmes au château.

Il avait été convenu que nous garderions le secret sur l’aventure qui nous était arrivée. Cela ne fut rien moins qu’aisé. Le soir, mon confrère se sentit plus faible. Ses mains restaient cadavériques et sa physionomie ne pouvait plus traduire les variations de sa pensée. On le coucha. Je le veillai, de compagnie avec sa femme. Toute la nuit j’eus le sentiment que Fleury-Moor, célèbre géologue, avait fini d’être génial, et qu’il ne serait plus désormais qu’un endroit où de grandes choses s’étaient passées.

Au matin, par bonheur, la fièvre baissa. Le docteur prescrivit le repos, le mutisme et le sommeil. Avant de commencer le traitement, Fleury souhaita m’entretenir seul à seul.

Son désir était que je retournasse sur les lieux du mirage, pour déterminer l’emplacement de la caverne. « Il fallait la retrouver coûte que coûte. Elle devait contenir des fossiles inestimables. » Il me félicita chaudement d’avoir planté des repères, et me conjura de faire diligence, de peur que le vent ou quelque vagabond ne les eût enlevés.

Je partis avec des terrassiers munis de leurs instruments.

Les deux croix n’avaient pas été dérangées. L’orientation de la première indiquait la seconde, et l’orientation de la seconde indiquait la caverne. Ma rétine conservait le tableau des distances, et comptait trente mètres environ de la place où Fleury-Moor était tombé jusqu’à l’entrée du souterrain. Mais, à présent, l’apport des siècles avait poussé le talus d’une vingtaine de mètres en avant ; de telle sorte qu’il nous aurait fallu pratiquer une galerie de cette longueur, si, à deux mètres sur la gauche et dans la direction voulue, la carrière la plus opportune ne se fût enfournée. Je mesurai vingt mètres de long de sa paroi. Les terrassiers attaquèrent à droite, et rencontrèrent l’argile presque aussitôt.

Vers trois heures après midi, j’arrêtai le travail. Point de caverne. Elle s’était affaissée, j’imagine, au cours des vicissitudes géologiques. Mais, en fouillant avec soin, nous découvrîmes, dans la pâte marneuse, des conglomérats de terre rouge mêlée d’ossements.

J’isolai sur place des fragments de squelettes analogues à celui du pithécanthrope de Java. Les os des bras et des jambes présentaient, tous, les fameuses excroissances du fémur malais, qui ne sont ni des lésions mécaniques ni des stigmates d’arthritisme, mais bel et bien des apophyses naturelles où venaient s’attacher les tendons des ailes membraneuses. (Ces pièces, ajustées entre elles, forment un squelette composite à peu près entier, que l’amateur peut voir au Muséum sous la dénomination réputée fantaisiste de pteropithecanthropus erectus. On dit encore anthropopterix, ou plus communément l’homme ailé de Cormonville.)

Selon mes prévisions, la fouille ne mit au jour nulle poterie, même grossière, nul silex, même brut ; pas un tibia d’éléphant, massue toute faite ; pas une corne de narval ayant servi d’épieu. Aussi, grande fut ma surprise d’exhumer une portion de crâne, occipitale, percée d’un trou rond qui semblait attester l’usage du trépan chez l’anthropoïde de l’ère néozoïque. Je n’ignorais pas que l’homme quaternaire, le maître du feu, le fabricant de haches, eût pratiqué cette chirurgie précoce ; mais l’homme tertiaire ! un hamadryas ! moins qu’un faune de la légende !…

Je méditai sur ce reste de crâne plus gravement qu’Hamlet sur tout le crâne de Yorick. Ce vide énigmatique, ce petit cercle de néant m’obsédait… J’eus l’idée de prendre sa mesure. Il avait… le même diamètre que les balles de mon calibre 12 !…

Je ne pouvais m’habituer à l’explication qu’un simple rapport numérique venait de faire éclater dans mon incertitude, lorsqu’un terrassier m’apporta ce qu’il avait déterré : une main droite, cimentée intimement à la motte de glaise qui moulait ses os légers, friables et blancs. Elle crispait le grillage de son poing sur une prise que je résolus de dégager.

Depuis des millions d’années cette dextre était enfouie sous une montagne. Cependant, elle tenait un chronomètre fossilisé !

Je n’ai jamais vu de relique aussi déconcertante. Des miettes de verre, irisé par l’amoncellement de plusieurs antiquités, parsemaient la ruine du cadran. Les charnières de la montre s’étaient soudées. Je l’ouvris du couteau, comme une huître. Il ne restait des rouages d’acier qu’une poudre de rouille, granulée de rubis. Mais l’or impérissable avait résisté aux ravages du temps. On lisait au boîtier terni le nom du vendeur :

SAMUEL GOLDSCHMIDT,

avenue de l’Opéra, 129, Paris.

Et les aiguilles, couvertes d’une croûte minérale, marquaient cinq heures cinq depuis une manière d’éternité.

Je n’entreprendrai pas de dire le désordre de mes pensées.

Trente minutes après, porteur de la montre et de l’occiput, je forçais la consigne et je violais la chambre à coucher de Fleury-Moor. Il était assis dans son lit, les bras croisés.

Son accueil me déçut. Le rapport que je lui fis ne l’intéressa guère, et quand il eut manié distraitement les deux raretés :

– Chanteraine ! me dit-il, le verbe haut et l’accent résolu.

– Eh bien ?…

– Il ne faut pas le dire aux hommes.

– Quoi donc, mon bon ami ?

– Que les hommes d’autrefois avaient des ailes…

– Hé ?

– Ce serait trop triste pour eux, voyez-vous… Il ne faut pas leur dire… J’ai beaucoup réfléchi depuis votre départ…

« Ainsi, Chanteraine, notre besoin de sillonner le ciel, notre immortel désir d’envolée, ce n’est donc pas un espoir, une poussée de la race dans le sens du meilleur et du plus beau ! Ce n’était qu’un regret indéfini… le regret des ailes perdues… le regret du paradis perdu ! – Est-ce cela que l’Ancien Testament veut symboliser par l’expulsion d’Adam et d’Ève ? Peut-être. Probablement. Ah ! croyez-le : tous les mythes des anciens ont une base dans la réalité de la préhistoire. Tour à tour, chaque héros y représente le genre humain. Prométhée n’est-il pas la conquête du feu ? La perte du vol n’est-elle pas aussi la chute d’Icare ?… Une tradition élémentaire, sourde et tenace, d’elle-même se transmet dans la rancune ou la reconnaissance de la chair. Quand nous désirons d’acquérir des ailes, nous pleurons, sans le savoir, nos ailes arrachées, comme sans le savoir, lorsque nous éprouvons la nostalgie de la mer, ce qui nous émeut si largement c’est la tendresse de l’exilé pour sa patrie désormais défendue !… Non ! non ! il ne faut pas apprendre aux hommes qu’ils sont des anges déchus. Ce serait trop triste !

– Comment ! fulminai-je, indigné, consterné aussi. Vous auriez le courage de vous taire ?… Mais notre découverte ne nous appartient pas ! Elle est aux peuples du monde !… Et je me demande un peu ce qu’il y a de « triste » à savoir ce qu’elle enseignera : Jadis les hommes voltigeaient, mais leur âme rampait ! – Avouez que nous avons gagné au change !

– Il ne faut pas le dire.

– Et la vérité ! m’écriai-je. La vérité ! Ne faut-il pas la dire, envers tout, contre tout ? Ne faut-il pas lui sacrifier tout ? La vérité, Fleury ! n’est-elle pas le but de notre essor intellectuel ? N’est-ce donc pas la vérité qui met des ailes à notre âme et la fait monter plus haut qu’un séraphin hexaptère ?…

– Il ne faut pas le dire tout de même s’entêta Fleury-Moor.

En droit, l’honneur de cette trouvaille indivise revenait à chacun de nous pour moitié. L’un ne pouvait disposer de sa part sans le consentement de l’autre. Je me résignai donc.

Et voilà pourquoi tant de jours se sont écoulés avant que le ptéropithécanthrope ne fasse son entrée au Muséum.

Il doit cette grâce à l’invention des aéroplanes. Au lendemain de la première expérience décisive, Fleury-Moor vint me délier du secret.

– Encore que ce soient là des engins d’orthopédie, qui sont aux ailes ce qu’une béquille est à la jambe coupée, il me paraît dit-il, que nous pouvons parler, puisque Dieu réintègre Adam au paradis et que voilà Dédale qui remonte aux cieux.

Nous avons parlé. Qui nous a cru ? Personne. Et pourquoi ?

C’est que, d’une part, le squelette du Muséum est un squelette comme celui de Java, sans plus. Les ailes du pithécanthrope ressemblaient moins à celles des chauves-souris qu’aux membranes des écureuils volants ; elles n’avaient qu’une armature de muscles, qui a disparu.

D’autre part, nous n’osons pas, vivants, raconter la tribulation qui témoignerait en faveur de notre thèse. La postérité seulement connaîtra le mirage qui nous assaillit dans le brouillard du 26 octobre et nous donna l’inoubliable vision du temps que les hommes volaient.

LA GLOIRE DU COMACCHIO

À Edmond Pilon

« Et réciproquement. »

(La Géométrie.)

Tout finissait dans la splendeur : le jour, l’année, le siècle, l’époque. Un soir d’automne enluminait Ferrare, et sur la ville d’or le ciel important massait une apothéose de formes et de couleurs digne de la Renaissance qui allait mourir.

Le sculpteur Cesare Bordone habitait contre le rempart. On reconnaissait son logis à la haute bastille de planches dont il l’avait agrandi récemment, et qui, à cette heure, retentissait d’un fracas de démolition.

Le camérier ducal, guidé par un élève, s’arrêta au seuil de la baraque, et vit dans une nuée vermeille quatre hommes s’activant à défaire un échafaudage autour d’une grande statue blanche.

– Qu’est-ce que c’est, Felipe ? cria l’un d’eux.

– Quelqu’un du Palais.

– Messer Cesare Bordone ? interrogea le camérier.

– Moi !

Courtaud, râblé, la jambe athlétique sous le maillot poudré de plâtre, Cesare sauta de la charpente, et resta non sans orgueil dans un rayon d’éblouissement qui fendait la clarté douce. Sa laideur superbe apparut, exposée. Il offrait à la lumière un visage bilieux, criblé par la petite vérole. Ses cheveux courts grisonnaient, comme sa barbe rare traversée d’une cicatrice. Le profil et l’œil étaient ceux d’un aigle. Sa chemise bâillait sur une toison. Des bras velus et musculeux sortaient des manches retroussées. Il avait gardé sa tenaille à la main.

– Messer, commença l’envoyé, d’un ton froid, Son Altesse…

– Silence, là-haut !

Les apprentis, faisant relâche, regardaient la figure pincée du visiteur.

– Messer, reprit-il, Son Altesse m’a dépêché vers vous, afin de vous rappeler que demain dimanche, un an se sera écoulé depuis la mort du regretté Ser Milanello – dont veuille Dieu recevoir l’âme ! – qui fut, de son vivant, statuaire attitré de la cour…

L’artiste, avec un sourire, écoutait parler le fonctionnaire. Celui-ci retraçait en longues phrases officielles ce que nul n’ignorait. Le duc Alfonso da Este, voulant donner un successeur à Milanello « sans que, disait-il, la brigue et la faveur eussent la moindre part à cette élection », avait institué un tournoi de sculpture dont le vainqueur obtiendrait la place convoitée. Lui-même avait fixé le sujet : Andromède, avec toute liberté d’exécution. Et c’était le lendemain que les œuvres des concurrents devaient être rassemblées sur la place, où, devant le peuple de Ferrare, Son Altesse viendrait les juger.

– Vous vous êtes mis sur les rangs, Messer Cesare Bordone. Avez-vous persévéré ? J’ai mission de toiser les statues. Notre Grand Camérier, Messer Fraschino, est chargé de les faire transporter au lieu du concours, et souhaite connaître leurs dimensions. La vôtre mesure… ?

D’un geste oratoire, Cesare montra la grande statue blanche à moitié libre d’échafauds.

L’autre ne sourcilla point. Il nota seulement :

– Quinze palmes. Et termina : C’est parfait. Demain, à la sixième heure, nos hommes seront là. Dieu vous conserve !

Là-dessus, il tourna les talons.

Cesare lui fit par derrière un beau salut dérisoire, et ses élèves riaient comme des pages. Il bredouilla (car il s’exprimait toujours trop vite, en balbutiant) :

– Délicieux motif ornemental pour une porte de prison ! Puis, la voix brusquement rauque : Eh bien ! fainéants ! vous tiendrez-vous les côtes jusqu’à minuit ? À l’ouvrage, Felipe, Bartolommeo, Goro, Arrivabene ! Dépêchons-nous ! Le soleil se couche.

D’un bond, il avait regagné la plate-forme.

– Deux soleils se lèveront demain, fit Bartolommeo : Phébus et l’autre, vous savez lequel !…

Un rude coup de pied l’interrompit :

– Assez de prédictions, flagorneur ! Cela coupe la chance. La Fortune déteste qu’on la précède. – Fais-moi sauter cette poutrelle, Hardi !

Les bois volaient, s’empilant au hasard sur le sol jonché de spatules, de grattoirs, de ciselets…

Enfin la statue se dressa pure et nue. Elle figurait une jeune femme très belle et infiniment triste. Son attitude était une harmonie ; et tout, dans l’inclinaison de sa tête petite, dans la pose de son corps allongé, indiquait la résignation la plus noble et la superbe indomptée.

Maintenant la baraque était silencieuse comme un temple où l’idole vient tout à coup de manifester qu’elle est vraiment divine. On admirait.

– Au-dessus de tout ce qui existe ! s’écria Felipe.

Cesare, plein de joie cependant et de vanité, regrettait :

– Et encore ! elle n’est qu’en plâtre !…

– Qu’importe ! lança Goro qui tremblait, soulevé par une émotion voluptueuse. « C’est une merveille, maître, et vous voilà victorieux ! Sainte Madone, ah ! qui pourrait, dans toute l’Italie, muscler une académie avec autant de force et de délicatesse ! Voyez ! »

Le torse du sculpteur se gonfla puissamment. On aurait dit qu’il allait célébrer son génie et son triomphe par quelque fanfare surhumaine… On l’entendit souffler, puis déclarer sans trop de conviction :

– Il faut avoir beaucoup disséqué. L’anatomie, tout est là. Disséquez ! Disséquez !

– Vous voilà riche aussi, remarqua le petit Arrivabene, presque un enfant.

Mais Felipe Vestri :

– Vous battrez demain les morts eux-mêmes, et d’abord feu Milanello, dont les crânes ont toujours été trop lourds et le modelé trop lisse ! Hein, Goro ?

– Pardieu ! L’Andromède de Cesare Bordone est plus belle que le Mercure de Milanello, plus belle que le Persée de Cellini, plus belle que…

Furieux, Cesare l’arrêta :

– Pourquoi tant de comparaisons, imbécile ! C’est beau, cela suffit ! C’est beau, voilà tout.

Felipe corrigea :

– Non, non, maître, ce n’est pas tout, du moins dans les circonstances actuelles. Et réjouissez-vous d’avoir fait une Andromède qui surpasse le bronze de Benvenuto Cellini. Depuis trop longtemps le duc Alfonso envie aux Médicis la possession du Persée. N’en doutez pas : si pour thème du concours, il a choisi Andromède – Andromède, l’épouse et, pour ainsi dire, le pendant de Persée –, oh ! oh ! ceci fleure la taquinerie de voisinage ! Malheur donc au statuaire qui aurait surmonté ses rivaux sans égaler le Florentin !… Mais soyez tranquille. On dit qu’à l’inauguration du Persée, vingt sonnets furent épinglés aux tentures. Demain soir, vous en lirez le double sur le piédestal que voici !

– Maître, c’est bon de vous voir rire… Je croyais que vous ne saviez pas, dit Goro.

Le petit Arrivabene s’approcha, les bras levés, rouge et pâle dans un seul instant.

– Laissez-moi vous embrasser, s’il vous plaît, fit-il d’une voix mal assurée.

Et comme Cesare tout remué se penchait vers lui et l’étreignait, l’enfant chuchota :

– Peut-être, quand vous serez riche et renommé, peut-être que Monna Chiarina reviendra…

Cesare Bordone se redressa comme on s’éveille en sursaut. Deux soufflets claquèrent sur les joues d’Arrivabene.

– J’ai défendu… J’ai défendu qu’on m’en parle ! Je veux qu’on m’obéisse, chez moi, entends-tu ? Vipère ! Mauvais gamin ! Judas ! Ordure !

Mais le petit avait refoulé ses larmes, et il contemplait la statue avec tant d’amour, que Cesare Bordone lui pardonna dans son cœur.

– Allons ! dit-il joyeusement. Sauvez-vous, mes gaillards. On n’a pas perdu sa dernière journée. Soyez discrets, surtout ! Rappelez-vous que jusqu’à la suprême minute il est interdit de révéler quoi que ce soit, sous peine de disqualification ! À demain, mes braves, ici, à la cinquième heure, pour abattre un pan de la baraque… – Arrivabene, viens que je t’embrasse, mon fils.

– Si nous passions la nuit à veiller sur la statue ? proposa Felipe. Il suffirait d’un jaloux et d’un marteau…

La réponse fut :

– Va boire, mon garçon. Les gens de Comacchio n’ont peur de rien. Va boire avec tes camarades. Tiens, voilà deux pistoles. Je n’en ai plus d’autres. Mais demain !…

– Demain, vous serez la lumière de Ferrare !

– Oui, oui. À demain, Goro.

– Honneur à vous, Cesare Bordone !

– À demain, Bartolommeo.

Felipe Vestri se retourna dans la porte, et brandissant très haut sa toque de feutre à la plume écarlate :

– Gloire au Comacchio ! s’écria-t-il.

Enthousiasmés de la découverte, les autres s’arrêtèrent. Et les disciples transfigurés acclamaient Cesare du même cri :

– Gloire au Comacchio !

Le Comacchio !…

Seul, immobile, campé face à face avec la géante de plâtre, Cesare Bordone écoutait le vivat se répercuter dans son esprit devenu profond de souvenir et d’espoir, et semblable au paysage de sa destinée.

Il revoyait son enfance pouilleuse et boueuse au bord des lagunes adriatiques, parmi la marmaille des pêcheurs, sa vie d’acharnement et de déboires…

Et voilà que lui, le fils d’un muletier de Comacchio, le fils du plus humble citoyen de la plus humble bourgade, on l’appellerait le Comacchio, du nom de sa ville natale, comme le Pérugin, comme le Vinci !…

Oh ! Felipe avait crié cela vers l’avenir ! Le monde futur le redirait jusqu’à la fin des temps !… Et puis, du reste, quoi de plus raisonnable ? Le Comacchio ! Que ces syllabes se prononçaient aisément !…

Ainsi, c’était donc lui, Cesare Bordone, qui aurait illustré l’obscure cité maritime, et grâce à Madame Andromède : quelques sacs de poussière gâchés avec industrie !…

Cesare Bordone se sentit grandir à la taille de son destin. La masure disparaissait à ses yeux. Il était grand seigneur, logé aux frais de la cassette, dans un palais, peut-être même dans ce palais Belfiore où le duc avait hébergé Cellini.

Mais une odeur puissante frappa ses narines et lui fit tourner la tête.

Un maigre vieillard s’était introduit jusque-là dans le silence d’une vision, si furtivement que le sculpteur resta quelques secondes les sourcils haussés, avant de s’ébahir :

– Holà ! mais, par le Diable bicorne, voilà Ser Jacopo Tubal !…

Muet, le nouveau venu considérait la nymphe monumentale à qui le soir prêtait des nuances de chair. Nez pesant, barbe de Moïse, c’était un Juif. Il clignotait derrière des besicles de corne aux verres bleutés, épais et ronds comme des loupes, qui violaçaient et déformaient ses yeux sanglants. Un chapeau flamand lui tombait sur les oreilles, et sa dalmatique de laine sentait le suint à dix pas.

Il fit une révérence de petite vieille.

– Qui t’amène ? interrogea Cesare, le verbe rude.

– La politesse, la politesse, magnifique Messer ! (Il crachotait, ricanait, faisait l’empressé.) Oui. Hé ! hum, hum, hum… Je venais vous rappeler (les grands artistes sont si étourdis !) vous rappeler que demain soir vous devez me compter neuf cents ducats, solde de votre petit emprunt de l’an 1576, dont je ne fus remboursé que d’un quartier ; plus, hé, hé, hé, les deux cent cinquante ducats de l’an passé ; le tout faisant ensemble, avec les intérêts au denier douze, hum ! hum !… quatorze cent soixante ducats, n’est-ce pas vrai ?…

Son regard n’avait pas quitté la statue. Il se frottait les mains perpétuellement et ne cessait d’exécuter inclination sur inclination. Le miel est moins doux que n’était sa parole.

– Les aurez-vous, Messer, ces quatorze cent soixante ducatinets ? Hé ! hé ! je lis sur voue honorable figure que vous les tenez déjà !

Cesare le faisait reculer devant sa truculence :

– Si je les tiens, corps du Christ !… Non ! Mais je les tiendrai quand il faudra, et d’autres encore qui ne tomberont pas dans ton escarcelle ! Je les aurai, tes ducatissimes ! Tu le sais autant que moi, vilain crocodile ! Tu sais bien pourquoi je t’ai demandé de l’argent l’année dernière. Pour les frais de ma statue. J’en voulais davantage, souhaitant qu’elle fût de marbre. Tu ne m’as consenti que la valeur d’un plâtre. Mais, foin !… Et tu sais pareillement que si j’ai fixé l’échéance à demain, c’est que j’étais sûr de vaincre ce jour-là. C’est que demain mon bloc de mortier sera le point de mire de l’univers ! C’est enfin que j’aurai touché les deux mille florins du prix – et sans doute quelque avance sur ma pension.

– Oh ! Messer, si vous êtes sculpteur de Son Altesse, j’attendrai !

– Si je suis… En doutes-tu, vieux bouc ? Ne vois-tu pas mon Andromède ? Ou te déplairait-elle ?

L’œil rouge sembla pétiller, le feu monta aux pommettes du Juif. Il répondit, humblement toujours, mais avec une sorte d’ardeur et comme se parlant à lui-même :

– Certes, je la vois. Et Tubal ne lui mesurera point sa louange. C’est un beau simulacre, et voilà bien Andromède. Je la reconnais, encore qu’on ne découvre ni rocher, ni chaînes, ni monstre marin, ni Persée à cheval sur Pégase. Tous les bannis au cœur vaillant, tous les persécutés qui attendent un sauveur sont de même race. Andromède est du sang de Jacob. Et je n’ai pas besoin qu’on me l’exhibe avec un attirail pour saluer de son nom la sœur d’Israël. – Admirable morceau, Messer Bordone, et d’un caractère sublime !

– À la bonne heure !

Flatté d’un éloge moins banal que de coutume, Cesare se rengorgeait.

– Et, poursuivit le prêteur, si l’on ajoute à ces mérites la perfection du métier, l’œuvre rappelle étrangement certaines figures de certain tombeau…

– J’ai travaillé quatre ans avec Michelagnolo Buonarotti, proclama Cesare Bordone ; et je sens qu’il aimerait mon Andromède.

– Et puis, dites, Messer, vous aviez à coup sûr un modèle incomparable. Qui vous a posé cela ? Oh ! oh ! mais, il me semble… N’est-ce point Monna Chiarina ?… Par le Tout-Puissant ! votre femme vous est revenue, mon bon monsieur ? Loué soit l’Éternel !

Sur le coup, le sang de Cesare lui parut bouillonner. Cependant, le Juif n’avait pas l’air moqueur, et c’était un sire à ménager. Le sculpteur se contint, baissa le front, et dit, les yeux fixés sur la pointe de ses mules :

– Comprends-tu que c’est elle sans que ce soit elle ? Comprends-tu que si je l’avais eue, là, devant moi, réellement, ma statue serait moins vraie d’être trop vraie ?… Je l’ai modelée d’après ces études d’autrefois. Tiens, regarde.

Il empoigna des cartons bourrés d’esquisses, et fit un étalage de sanguines, de fusains, de mines d’argent et de dessins à la plume représentant la même adorable fille dans toutes les postures de la grâce.

– Maintenant, retourne à la statue. Vois : son visage n’est pas celui du modèle impassible. Tous mes désespoirs s’y reflètent !

Il se battait la poitrine, et ses poings massifs la faisaient retentir.

– Amour trompé ? demanda le Juif avec intérêt.

– Ce ne serait rien, Tubal !

– Ambition déçue ?

Cesare confessa dans un souffle rauque :

– Oui !… – Mais demain ! ajouta-t-il aussitôt, rayonnant de bonheur. Ah ! demain, mon cher ami, la Providence acquittera ses dettes envers Cesare, comme Cesare envers Jacopo !

Alors le bonhomme scanda d’un ton plein de sous-entendus :

– En êtes-vous certain ?

– Quoi ? Hein ?… Sans doute… Qui donc l’emporterait ? Je n’ai que deux concurrents : Pico Picci et Scipione Tribolo. Le premier sculpte comme un tailleur de pierre, le second comme un peintre…

– J’ai vu leurs Andromède.

– Comment ! Et la consigne du secret ?…

– Je les ai vues, Messer. Pico Picci présente une statuette de trois palmes, en terre blanche de Faenza. Est-ce Andromède avec le dragon ? cela se peut. Est-ce une Ève au serpent malin ? cela se peut aussi. – Je préfère l’envoi de Tribolo, bien qu’il puisse s’intituler Courtisane appuyée au mur céramique. Vague portait d’Impéria, sa maîtresse du jour. Ivoire et marbre polychrome, cabochons, métaux niellés. La roche est de porphyre, les chaînettes d’argent (des bracelets !). L’héroïne porte une ferronnière ! Jolie pièce montée que l’on dirait mangeable. Vous n’en donneriez pas deux quattrini.

Cesare ne put s’empêcher de rire.

– Que t’avais-je dit ? Tu vois bien ! Je n’ai rien à craindre d’un maçon et d’un orfèvre !

– Messer, vous avez prononcé le mot terrible : orfèvre. Aujourd’hui ces gens-là sont maîtres de la mode.

Le statuaire le saisit au poignet :

– Veux-tu prétendre que Tribolo seul, parce qu’il est orfèvre…

– Non ! – Seigneur, lâchez-moi, vous me faites mal ! – Non. De son Andromède à la vôtre la distance est trop visible. On ne peut s’y tromper. Celle-ci prévaudra, bien qu’elle soit en vérité comme un défi au goût régnant, avouez-le ! D’abord, elle conserve je ne sais quel aspect de maquette, et l’on aime le fini. Vous répliquerez que de la sorte elle a l’air de son propre rocher, ce qui ne va point sans grandeur. D’accord ! Mais l’absence d’attributs, comment la ferez-vous passer ? L’excellentissime duc tout le premier, qui voulait quelque chose dans le genre du Persée, prendra votre statue d’Andromède pour l’ébauche d’un nu quelconque. – Enfin, la matière est misérable…

– La matière serait le marbre, si tu l’avais voulu ! tonna Cesare Bordone hors de lui. La matière sera le marbre quand le duc m’aura pensionné ! C’est un dilettante plus fin que tous les ânes de Juifs qui bavent dessus !… Les imperfections de ma statue – ha ! ha ! je ris à me crever la panse ! – mais ce sont ses principales qualités ! Tout le monde s’en apercevra tout de suite !… Ah ! quand elle sera de marbre blanc ! Toute de marbre !… Bientôt ! – Demain, Tubal, entends-tu, fils de porc, demain matin le camérier Fraschino l’emportera, et demain l’argentier Girolamo Gigliolo m’aura versé deux mille florins ! Ah ! ah ! La richesse et la gloire, maître sot !

– Je parie vingt doublons du contraire dit le Juif tranquillement.

Un furibond se jeta sur lui, et les larges pouces du modeleur s’enfoncèrent dans ses épaules chétives.

– Où veux-tu en venir à la fin ? rugissait-il. Depuis une heure je te vois tourner autour du pot ! Parleras-tu ? Parle, ou je t’étrangle !

– Eh ! tout doux, magnifique Messer ! Tout doux ! Il y a quelqu’un dans ma peau ! bouffonna le vieillard, patelin comme un esclave battu.

– Mais parle donc !

Cesare avait lâché prise et tremblait de colère. L’autre, s’étant rajusté, mit quelque intervalle entre eux, et commença :

– Vous savez, Messer, ce jeune patricien de Ferrare, cousin de Son Altesse, qui s’avisa de travailler les métaux, fit son apprentissage à Bologne, chez l’orfèvre Ascanio Peruzzi, et vint ensuite se perfectionner sous votre direction ?…

Cesare, jaunissant à vue d’œil, respirait fortement, tels ceux qui étouffent. Il vociféra dans un cri de rage et de douleur :

– Baccio della Tacca ! Puis, haletant : Eh bien ? Eh bien ?…

– C’est avec lui, si je ne me trompe, que votre épouse s’est sauvée ?

– Passe ! passe ! grondait le supplicié.

Tubal, doucereux mais vindicatif, s’obstinait :

– … Avec lui, n’est-ce pas, qu’elle vit dans le péché d’amour, au su de tout Ferrare ?

Une voix inconnue et qui hachait les mots questionna :

– Est-ce Baccio qui doit avoir le prix ?

Sur un signe affirmatif, l’orage éclata de nouveau :

– Chien ! Va-t’en ! Sors d’ici, pourceau ! Je te chasse ! Vendeur de Christ ! Marchand de Dieu ! Va-t’en, bête ignoble ! Tu as l’haleine d’un soupirail et tu ris comme une tête de mort. Va-t’en, je te dis ! Mais, devant la retraite du Juif, Cesare se modéra. Non, non, reste. Explique-toi. Comment cela se fait-il ? Je ne savais pas qu’il fût de la joute…

Ils causaient, à présent.

– Nul ne le savait, Messer. Le complot s’est tramé proprement, sous cape. C’est un coup monté avec le duc.

– Mais le concours ?

– Comédie pour satisfaire la ville et les artistes. On a combiné tout en faveur de Baccio.

– Oh !… Le pire de mes élèves ! Un fabricant de fermoirs et de salières ! Un joaillier !

– Précisément !

– Un artisan privé de cœur ! Un bijoutier bellâtre !

– Hem, hem : un cavalier qui sait mettre le poing sur la hanche.

– Je l’aurais déjà tué, si je n’avais préféré ma gloire à ma vengeance !… Ah ! Baccio ! Félon ! Mauvais disciple !… – Mais, Tubal, nous rêvons ! Il n’a point fait une Andromède qui puisse affronter la mienne ?

– Si. Dans un sens.

– De qui le tiens-tu ?

– Son palais avoisine ma maison, là-bas, près de la Porte de la Mer. Depuis quelque temps j’avais surpris des allées et venues dans le jardin. Baccio faisait construire une espèce de cahute. Or, voilà qu’une épaisse fumée s’en échappa durant plusieurs jours, sans relâche. La nuit, des reflets de fournaise empourpraient les verdures. Aucun doute : il fondait une pièce d’importance. Hier, une servante, soudoyée, m’ouvrit la poterne. J’ai pu voir la statue.

– Et tu l’estimes ?…

– Fort au-dessous de la présente, mais pourtant remarquable. Par l’effet d’un prodige, deux titans revivent en vous deux à l’improviste : Michelagnolo Buonarotti et Benvenuto Cellini… Mais vous n’êtes pas Michelagnolo, de qui l’étoile en imposait, et la statue de Baccio, étant de l’école de Cellini l’orfèvre, répond mieux au souhait du prince comme au désir populaire.

Et Cesare anxieusement :

– Bah ! tu crois que le peuple, les grands, tous…

– Allons donc ! Je ne vous enseignerai pas que ni les uns ni les autres n’ont compris Michelagnolo. Trop loin d’eux, il leur semblait petit… – Parbleu ! vous écrasez Pico Picci et Scipione Tribolo ! Mais Baccio della Tacca vous écrase à son tour, d’autant plus aisément que c’est chose convenue !

Le pauvre Bordone, enlaidi par la haine, tournait au hasard, poussé par un besoin d’agir.

– Tout ! Il m’aura tout pris. Amour, fortune, gloire !… Ah ! tu mens, Juif ! Tu m’égares, pour je ne sais quelle fin ! Tu trafiques je ne sais quoi de louche ! Mais, par la Sainte Croix, tu mens !

– Si vous avez l’esprit impartial, je vous prouve sur l’heure que j’ai dit vrai.

– De quelle façon ?

– Je puis vous introduire chez Baccio.

Ils se regardèrent un instant.

– Viens vite, alors !

Avant de mettre son pourpoint, le sculpteur vêtit une cotte de mailles. C’était l’usage. Au surplus, il avait de nombreux ennemis, avec lesquels il ne pouvait faire trêve, ne possédant jamais les trois ou quatre cents écus nécessaires à la caution. Tubal ne s’émut donc pas de la cotte. Mais lorsque Cesare choisit dans ses dagues, au lieu de n’importe laquelle, une lame trapue dont il vérifia le double tranchant, l’inquiétude le prit.

– Halte-là ! Messer. Nous ne sortirons pas que vous ne m’ayez promis d’être sage, au moins dans le palais della Tacca !

– C’est juré !

– Sur la Madone !… Allons, j’attends. Sur… la…

– Mort Dieu ! Peste soit du vieux renard ! Sur la Madone, là ! j’en fais serment.

Il eut un regard indéfinissable vers la statue, s’enveloppa d’un ample manteau, et, la barrette au front, sortit avec le Juif.

Ils allaient maintenant côte à côte à travers les étroites ruelles pavoisées d’oripeaux. Le ciel, au-dessus d’eux, traçait une lézarde couleur d’ibis rose. Des buées commençaient à bleuir les coins éloignés. Les marécages environnants exhalaient sur la ville une humidité chargée de malaria. Ils marchaient vite, au sein de l’animation plébéienne, Cesare d’un pas fougueux, le Juif trottinant auprès, comme un lion suivi d’un chacal.

– Alors, il l’a jetée en bronze ? disait Bordone fronçant les sourcils.

– Et joliment ! répondait Tubal. Un Padouan n’aurait pas fait mieux !

– Combien de haut ?

– Six brasses florentines à peu près.

– Ah ! Comme le Persée !…

Un silence suivit.

Tout à coup, Cesare se mit à grommeler. Son bégaiement redoublait sous l’empire de l’exaspération. Frémissant de dégoût, il mâchonnait qu’il avait été trop bête, aussi ; que pas un sculpteur digne de ce titre ne pouvait espérer quoi que ce fût de Ferrare, sinon d’être le sous-œuvre de ses architectes.

Et comme ils passaient non loin de San Domenico, il montra la façade et les statues de Ferreri, à l’appui de ses dires.

– Voilà ce qu’on nous demande, ici, quand ce n’est pas des ornements d’autel, comme ceux de Bindelli et de Marescotti au dôme ! Nos ducs da Este n’y connaissent rien en sculpture ! Rien ! Depuis qu’un de leurs aïeux a protégé Pisanello (qui ne fut qu’un médailleur !), depuis cent années, il n’y en a que pour les poètes dans cette cour de brutes et dans cette ville de ganaches ! À Ferrare, un madrigal, un concetto vous met son rimailleur au pinacle. Les troubadours commandent. Boïardo capitaine de Modène ! Ariosto gouverneur de Garfagnana ! Si ce n’est pas ridicule !… Ah ! vous êtes poète, mon cher ? Prenez donc ce trône !…

– Tout beau, Messer, dit le Juif en tapant sur le mur de l’hôpital Santa Anna qu’ils longeaient. Vous oubliez que Torquato Tasso est incarcéré là-dedans…

– C’est vrai. Mais pousse la porte de cette église, et que vois-tu ? Le tombeau de Pigna, son rival, enterré comme un doge parce qu’il fut l’ami intime d’Alfonso !

– Le duc Alfonso ne dédaigne pas les sculpteurs, insinua Tubal, puisque c’est Baccio qui succède à Pigna dans ses bonnes grâces…

– J’étais fou ! repartit Cesare. Vil et fou, de briguer les suffrages de ces cagots libertins ! Ils me font horreur. Sortis des priapées et des moineries, à quoi sont-ils bons ? À régler un pas d’armes, courir le taureau, lancer le dard et suivre les préceptes de Baldasare Castiglione, pitoyable codificateur du bel usage !… Notre cour ? Une troupe de comédiens. Leur vie, leurs baptêmes, leurs noces ? Des représentations mythologiques ! Entre-temps, le cardinal est dans sa vigne, entouré de filles, à manger des sorbets ; le gentilhomme s’installe chez le maître d’armes ; et s’ils en sortent, où se rencontrent-ils ? Dans la boutique de l’orfèvre !… Ah ! je voudrais leur cracher mon âme à la face !

Le château ducal, énorme masse carrée, citadelle isolée par une ceinture d’eau, les couvrait de son ombre. Cesare cracha dans le fossé.

– M’ont-ils assez raillé dans leurs pantalonnades, quand je souffrais, humilié, trahi, mais ravalant mon fiel dans l’espoir que les lauriers allaient fleurir !… Ah ! tête de sang ! Les lâches !

Sa véhémence ne tarissait pas. L’idée de sa défaite, virulente, faisait fermenter les autres.

– Ce ne serait rien encore ! Mais toutes ces familles souveraines – fais le compte et vérifie, Tubal : Sforza à Milan, Malatesta à Rimini, Médicis à Florence, Este à Ferrare – ont l’habitude héréditaire du meurtre ! Altesse ou prélat, excellentissime ou révérendissime, tous, façonnés par Michiavelli à l’image de Cesare Borgia, manient le cantarelle et le curare aussi bien que la cordelette et le stylet. On empoisonne, on étrangle, on égorge, puis on marmotte une oraison ; n’y pensons plus !… D’ailleurs, t’imagines-tu qu’on emploie seulement le fer et le feu, le lacet et le venin ? Ouais ! (Cesare se rapprocha de son confident.) Ils se servent de maléfices ! J’en suis sûr. Il y a douze ans, mon protecteur est mort de consomption, d’une manière surnaturelle !

– Qui donc ?

– Galeazzo Biscanti, le provéditeur.

– Ah ! le digne homme ! déplora le Juif. Je me souviens de lui…

– Songe, Tubal à tous ceux qui ont péri singulièrement depuis lors ! Que de puissants anéantis ! Le cardinal Gian Francesco Toria, gonfalonier de la Sainte Église romaine ; Gismondo Poleoni, le condottiere ; et tant, et tant !…

– Oh ! protesta Tubal, cette année, je ne trouve pas qu’on soit mort avec beaucoup de zèle…

– En effet. Cependant, le podestat Borso Strozzi vient d’être emporté bien subitement pour un gaillard dans la fleur de l’âge et dont les héritiers sont à bout de ressources. Et voilà plusieurs semaines que Leonora d’Urbino – trop belle, je suppose, ou trop farouche – languit d’un mal mystérieux, et succombe un peu plus chaque jour.

– Quoi ! une femme ? se récria Tubal. Vous soupçonnez quelqu’un d’immoler une pauvre petite femme ?…

Le Juif étudiait avec curiosité la physionomie de Cesare. Un agacement s’y révéla.

– Eh ! mon dieu ! le sexe ne fait rien à l’affaire ! Une vengeance est une vengeance. Ce que je dis, c’est qu’il est bas d’opérer dans les ténèbres pour satisfaire d’aussi piètres rancunes. Cupidité, jalousie, concupiscence, ah ! les nobles passions !… Mais le duc n’en a point d’autres, et chacun d’imiter le tyran… Alfonso da Este parangon de tout un duché ! Non, c’est impayable ! Ce fils de Française, ce petit-fils de notre adversaire Louis XII ; donc un barbare doublé d’un ennemi ! Sa grand-mère ? Lucrezia Borgia ! de sorte qu’il descend peut-être du pape Alexandre VI ou du cardinal Bembo, et qu’il est le fruit d’un inceste ou d’un adultère ! Après cela, comment ne serait-il pas lubrique, envieux, avare…

Le Juif ricanait :

– Qui sait même s’il vous aurait payé vos deux mille florins ? Il faut une maladie de Son Altesse pour que ses trésoriers acquittent les appointements. C’est un sacrifice qu’elle offre au ciel en échange de sa guérison !

– Oui, qui sait ! approuva Cesare, frondeur.

Il réfléchit, le temps de quelques enjambées plus impétueuses, et marquant un arrêt brusque :

– Mais si tu te trompais ?… On a pu te mystifier…

– Nous arrivons, dit Tubal.

Cesare se remit en marche. Au tournant de la rue on apercevait la demeure de l’usurier, presque de face, et le commencement du palais della Tacca. Cesare Bordone évitait de passer par là d’ordinaire, à cause de Chiarina dont il fuyait la rencontre. Il avoua cette faiblesse au Juif et lui demanda s’il la voyait quelquefois.

– Très souvent. Une épouse légitime ne peut habiter sous le même toit que son amant ; cela est cause que Baccio l’a nichée dans une gloriette, non loin de la Porte du Pô. Mais elle vient sans cesse au palais, comme bien vous le pensez !

– Hâtons-nous ! fit Bordone.

– Ne craignez rien, Messer. Elle y viendra ce soir, mais plus tardivement. J’ai mes espions. Ce soir, on soupe en belle compagnie chez mon voisin. Tenez-vous ferme : le duc et ses familiers doivent s’y rendre incognito…

– Tu me bernes !

– Pas du tout. Il s’agit de présenter la statue à Son Altesse, puis de fêter la victoire.

– D’avance ?… Les fourbes !

– … Et la seule beauté admise à la bombance, au nom de l’Art, c’est le modèle, Messer, c’est Madonna Chiarina.

Cesare se retint de battre le vide à poings fermés.

– Diable ! vous l’aimez donc toujours ? persifla Tubal qui le surveillait du coin de l’œil.

– Sache en tout cas, répondit le malheureux, qu’il n’est pas une femme au monde que Cesare n’eût sacrifiée à sa gloire.

La maison de Tubal, étroite et pointue, avait un porche caverneux. Placée de travers, elle faisait penser à quelqu’un de renfrogné qui se détourne. L’ombre de la rue ajoutait à sa noirceur, tandis que le palais della Tacca, édifié devant la place des réjouissances publiques, resplendissait aux derniers feux de l’occident.

Avec le pallazzo dei diamanti, c’était le bijou de Ferrare : un mirifique objet harmonieusement multicolore, simple dans ses lignes, fouillé dans son détail, et faisant l’effet d’un gigantesque meuble de marqueterie. Car nulle part la pierre ne s’y montrait à l’état naturel, mais tournée en colonnes, appareillée en cintres, ciselée en rinceaux, gravée de graffiti, creusée de niches rondes pour les bustes à l’antique. Cela composait une telle profusion de magnificences, que l’extérieur du palais semblait mériter d’être l’intérieur. Une balustrade courait sur le ciel, le long de la terrasse. Au-dessous, l’étage unique découpait une svelte arcature, close par des draperies. Les jours de carrousel on enlevait les draperies, et ces lieux s’emplissaient de fiers attentifs et de belles accoudées qui se pressaient là pour mieux voir les jeux, sans songer que le vrai spectacle était celui de pareils spectateurs dans une loge aussi royale.

Cesare haussa les épaules.

– Ah ! que voilà donc le logis d’un orfèvre et non d’un statuaire !

Au fond du porche, dans le noir, une clef ferraillait. Des gonds grincèrent. Encore ébloui par la façade rutilante, Cesare Bordone se laissa guider comme un aveugle à travers une intimité de puanteurs.

Ils ressortirent par une porte de derrière dans un enclos de broussailles. Tout au bout, Tubal dressa contre le mur, péniblement, une échelle, qui se trouva couchée sous les buissons – et monta, suivi de Cesare.

Une servante barbaresque les attendait de l’autre côté, le doigt sur la bouche.

– Eh bien, Fatima ?

– Le maître s’habille, les domestiques sont à la besogne. Vous pouvez venir.

Ils étaient enfouis dans l’épaisseur d’un bosquet d’acacias et d’orangers garnissant la muraille. Par les trous du feuillage, on découvrait un jardin régulier planté de marbres, avec, parmi les lauriers-roses, entre des urnes fleuries, des bancs d’albâtre et de gazon.

Le crépuscule assombri les invitait à faire diligence. La servante, à pas de loup, rasait le mur. On l’imita du mieux que l’on put.

Ils franchirent ainsi l’espace déboisé dont le four occupait le milieu, maisonnette de briques enfumée, pleine de cendres et de scories, de cabestans et de cordages. Cesare Bordone voulut y pénétrer, le Juif l’entraîna, et les choses se mirent à défiler comme une fantasmagorie devant ses prunelles hagardes.

D’abord l’arrière-façade du palais, unie celle-là, mais entièrement revêtue de dalles polychromes disposées en trompe-l’œil avec un art si merveilleux de la perspective, que d’illusoires galeries feignaient de s’y enfoncer et simulaient une quantité de fuites et d’issues pour le plaisir des yeux. Ensuite une loggia d’entrée, supportée par des atlantes de terre cuite émaillée. Puis l’escalier d’honneur, tapissé d’incrustations. Puis des salles hautes et pompeuses. On y entrait par des portes à fronton, encadrées de pilastres, surmontées de sculptures, où la joaillerie architecturale du dehors venait s’orfévrir à l’extrême. Les cheminées étaient si décoratives sous le baldaquin de leur manteau, qu’on prenait chaque pièce pour une salle de trône. Et c’était partout des chutes de tentures lourdes sur des coffres cordouans ou des tables de malachite chargées de cassettes, de buires et d’émaux. Les glaces de Venise, au-dessus des bahuts plaqués d’ivoire et de nacre, reflétaient des tableaux sans pareils. Des cabinets d’ébène ornés de figurines ouvraient leurs vantaux précieux sur des files de livres cuirassés d’argent. Les sièges durs, amollis de coussins, se miraient aux vastes parquets. Tout cela fait pour les conversations et les danses. – Et tout cela désert. – Deux levrettes blanches, accouplées, vinrent flairer les étrangers aux talons ; l’une voulut les suivre, l’autre s’écarter d’eux. Ils les laissèrent tirailler sur la couple.

– Bénis soient les palais d’artistes ! marmonna le Juif. Partout ailleurs, les murs seraient aux écoutes et les trous de serrure aux aguets. – Messer, n’est-ce pas que la richesse est une jolie chose ?

Cesare répondit évasivement :

– Il est toujours beau l’endroit où l’on est heureux…

Fatima, soulevant un rideau, les fit passer devant elle. Son geste recommandait la prudence.

Ils débouchèrent dans le cortile intérieur.

Au premier moment, Cesare ne discerna que la belle ordonnance d’un cloître profane, rectangulaire, entouré de portiques légers formant deux promenoirs qui superposaient leurs arceaux et leurs colonnades. L’ombre s’amassait dans les galeries. Celle d’en haut, du côté de la place publique, était le siège d’une grande agitation. Aux lueurs de quelques lampes, on y voyait des serviteurs s’affairer aux alentours d’une table, et porter avec mille paroles les mille accessoires du souper qu’ils préparaient.

– Où est la statue ? disait Cesare.

– Regardez, fit Tubal. Mais restez dans l’ombre, derrière ces piliers.

Autour du bassin central empanaché de son jet d’eau, trois statues de bronze étaient debout, chacune sur un piédestal ; et rien d’autre n’enrichissait la cour vide et le dallage nu. Cesare, au comble de la surprise, se repaissait avidement de la représentation préparée pour le duc, et regardait les trois statues tour à tour.

La première, c’était un vieux chef-d’œuvre de Donatello, Judith et Holyopherne. La seconde, le Persée à la Méduse de Cellini. La troisième, Andromède et le dragon, de Baccio.

Cesare comprit. Sous forme de moulages peints, de fantômes, de non-valeurs, Baccio s’était procuré les deux merveilles de la Loggia dei Lanzi, pour mieux persuader au duc que son Andromède les valait bien et qu’elle était sans contredit le pendant du Persée.

Et le plus extraordinaire, c’était que cela fût vrai.

Tubal écoutait Cesare porter son jugement d’une voix basse et sifflante, comme on exhale une douleur :

– Ah ! tu l’avais bien dit : c’est presque une perfection. Cette statue-là serait inestimable, si elle s’éloignait davantage et du Persée et de Chiarina. Mais ce n’est qu’un pastiche dont le seul mérite est d’être un bon portrait… Au surplus, la ressemblance est d’une exactitude émouvante ! On jurerait que c’est elle, Tubal : Chiarina !…

Le Juif pensa que Bordone voyait sa femme poser devant son rival, nudité ferme et tendre à la fois, très fine et bien potelée, telle que la dévoilait son image d’airain. Mais le sculpteur poursuivit :

– Tous ceux qui l’auront pour modèle accompliront subitement des prouesses. Tu t’émerveillais tout à l’heure à propos de nos deux chefs-d’œuvre, et tu parlais de résurrections et de prodige… Le prodige s’appelle Chiarina… Et ce n’est plus moi qui en dispose !…

La statue disparaissait peu à peu dans la nuit venante. Cesare la regardait se simplifier par la vertu de l’ombre, qui est parfois une grande artiste, et ainsi redevenir une ébauche, mais une ébauche en quelque sorte définitive et parfaite, comme son Andromède à lui. L’extase sombre et le regret infini se mêlaient dans ses yeux de vaincu. Un effort le tira de sa pensée comme d’un gouffre.

– En vérité, dit-il avec l’intonation d’un critique indifférent, on se demande si c’est un hommage ou un affront à la mémoire de Cellini. Quel parallélisme ! Vois donc : le rocher d’Andromède encombre ni plus ni moins que le coussin du Persée, et le dragon s’y roule aux pieds de la demoiselle comme la Méduse aux pieds du sabreur…

– Le piédestal est ingénieux dans son imitation, dit le Juif.

Cesare se penchait en avant pour distinguer les détails. Une même ordonnance appareillait les deux bases. Toutefois, dans l’œuvre de Baccio, des retombées d’algues remplaçaient les guirlandes de fruits, et des têtes de dauphins les têtes de chèvres. Ici les cariatides étaient des sirènes, là des cybèles. Et dans les niches à coquille, Amphritrite supplantait Pallas, et Neptune Mercure.

Mais les regards de Bordone remontaient malgré lui vers la statue, et le prêteur y démêla de si terribles sentiments, qu’il voulut faire diversion.

– Croirez-vous cela, Messer : la similitude le hantait si fort, votre Baccio, qu’il a fait couler avec le bronze deux cents livres de plats d’étain, parce qu’il avait ouï dire que Benvenuto s’y était vu contraint, faute d’assez de métal !…

Cesare ne disait mot. Ses yeux errants semblaient chercher quelque chose. Le Juif aperçut dans un recoin, tout près d’eux, les leviers et les marteaux qu’on avait employés à dresser les trois groupes. Il prévit un scandale irréparable…

– Vous m’avez juré ! dit-il avec force en s’accrochant aux habits de Cesare. Vous m’avez juré sur la Madone, seigneur !

– C’est une chance pour Baccio, grogna le sculpteur après une courte hésitation. Oui, c’est une vraie chance pour lui, que j’aie juré ! Mais si tu veux que je tienne mon serment, partons, Tubal, oh ! partons !

Fatima les reconduisit, tout effrayée de cette espèce de lutteur halluciné qui étouffait entre ses dents des clameurs de bagarre : À feu ! À sac ! À sang ! Pille ! pille ! Sus au traître ! À mort le gueusard ! et toutes les violences qu’il aimait à brailler dans l’action.

Maintenant, le Juif l’a fait entrer dans une chambre de sa maison. Par la fenêtre, qui est en retour, la vue enfile les zigzags de la rue déjà nocturne où des lumières jaunes vacillent. Le clair-obscur neutralise la chambre, et Cesare, par un flot de paroles, soulage en liberté sa colère. Tubal, silencieux, l’écoute bégayer :

– Je le tuerai, Baccio, entends-tu ? Ah ! comme tu avais raison ! Sa statue ! Ah ! tiens, voilà une statue qu’on aimera pour ses défauts, précisément ! pour tout ce qui en fait un travail d’orfèvre ! parce qu’elle est fouillée, trifouillée, quadrifouillée !… Sang du Christ ! Dire que c’est encore un porteur de tablier de cuir qui va me passer sur le ventre !… Mais je le tuerai ! dans les supplices. J’en ai tué d’autres moins sournois, moins pervers ! On m’a vu dans les coups de main, dans les assauts de boutiques ! J’en ai tué pour moins que cela !… Je te tuerai, Baccio, voleur de gloire !

– À quoi bon ? dit Tubal tout doucement. Il n’en aurait que plus de gloire, et vous plus de honte.

– Ah ! pardieu ! c’est la statue qu’il fallait détruire ! Tu aurais dû me la laisser briser tout à l’heure. Il suffirait qu’elle ne soit pas demain sur la place…

– D’accord. Mais si vous l’aviez brisée, à présent vous seriez arrêté. Il y avait trop de gens sur la galerie.

– Alors, cette nuit, n’est-ce pas ? Dis ? Veux-tu, cette nuit ?…

– Cette nuit ? Vous n’y songez pas ! Ils vont festoyer jusqu’au matin.

– Tubal ! Tubal ! Pourquoi m’as-tu prévenu si tard !

– Je ne savais pas. Non, sur l’honneur, aussi vrai que nous voilà tous les deux, par la tête de mon père, je ne savais rien du tout, rien du tout… – Vous vous rattraperez une autre fois, Messer.

– Non, riposta Cesare. Et son accent devint grave et profond : Je suis trop vieux. La gloire est jouvencelle, comme Chiarina. Il leur faut de jeunes amants. Ce concours, c’était mon va-tout. J’ai joué ; j’ai perdu. Mon Andromède : chant du cygne ! fleur d’aloès ! L’ayant créée, je n’ai plus qu’à mourir… Sa voix tremblait. Et ce n’est que du plâtre éphémère ! À peine me survivra-t-elle. La postérité ne pourra lui faire justice… Pas de gloire, Cesare Bordone !… Allons, c’est fini. J’ai toujours rêvé de mourir aux bras d’une statue, comme Pétrarque le front sur un livre. Voici le moment.

Le Juif sursauta.

– Hein ? fit-il.

– J’oubliais ! reprit Cesare avec un triste sourire. Mes dettes ! Il faut que je les paye ! Eh bien, Tubal, rassure-toi. Je vivrai donc pour les payer.

– Et comment les payerez-vous ? demanda l’usurier. Si demain soir je n’ai pas mes quatorze cent soixante ducats, outre vos ennuis d’époux et d’artiste, mon pauvre Messer, vous pourriez, savez-vous, connaître ceux de… la prison…

Cesare, démonté, fut pris d’un frémissement :

– Que dis-tu ? Que dites-vous, Tubal ? Moi ? La prison ?… Vous riez ?… Vous ne répondez pas ?… Oh ! j’aperçois que vous aviez un dessein caché…

– Mais non, mais non…

– Vous m’accorderez bien un délai ? Je travaillerai ! Je vais faire des portraits de bourgeois… Non ?…

Tubal, sentant que la menace allait suivre la prière, se décida :

– Écoutez. Parlons franc. Voulez-vous que j’annule ce prêt ? Voulez-vous non seulement déchirer vos billets, mais encore gagner autant d’argent que feu Milanello, dont le traitement ducal était la plus maigre ressource et qui amassait des trésors, malgré ses crânes trop lourds et son vilain modelé reluisant ?

– Hé ? fit Cesare abasourdi.

– J’ai l’œil sur vous depuis sa mort. Vous devez être un des premiers de la ville. Vous ressemblez à l’aigle, emblème de Ferrare ; vous ressemblez au plus illustre des Ferrarais, à Savonarole. Je veux aider votre destin, vous donner la meilleure part dans la succession de Milanello, la part occulte – l’or.

Il faisait sombre. Bordone se taisait, oppressé de stupeur. Tubal se méprit à ce silence.

– Voyons, Messer, votre Andromède, la voulez-vous en marbre ? Ah ! ah ! songez ! un beau bloc indestructible, de Carrare ou de Pietra-Santa !

– Il ne serait plus temps, si Baccio doit triompher demain avec la sienne ! murmura Cesare ébranlé. Dans son trouble, il pressentait quelque toute-puissance ténébreuse dont peut-être on pouvait jouer. Ma renommée dépend de cette aventure. Je veux la gloire, dit-il faiblement.

– Je ne puis vous donner que la richesse… Allons donc ! ne faites pas l’enfant ! Le Juif se rapprocha : Messer Bordone, Lodovico Ariosto, que vous jalousiez tout à l’heure, s’est fait peindre par Dosso Dossi dans le Paradis de Bonifazzio Veronese qui décore le réfectoire de San Benedetto. Savez-vous pourquoi, Messer ? C’est afin, disait-il, de se trouver toujours dans ce paradis-là, n’étant pas sûr d’être dans l’autre. – Que diable, imitez-le ! Prenez d’abord la fortune ! Prenez-la surtout plutôt que la mort ou la prison. Vous verrez ensuite à courtiser la gloire. Elle est fille, vous l’avez dit. On l’achète.

– On l’achète toujours : au prix des larmes, au prix du sang. L’or ne compte pas ici. – Mais j’entrevois que l’affaire est d’importance, car tu l’as menée de loin, Tubal. Et après tout, peut-être, ô Jacob, la Vérité, sort-elle de ton puits… Que faudrait-il faire ?

– S’il vous plaît, Messer, commencez encore par un petit serment !

– Je ne trahirai rien. Je ne te vendrai pas, Juif, foi de chrétien !… Que faudrait-il commettre ?

– Tout bonnement des portraits – des statues bien ressemblantes. Vous les feriez de mémoire, sur des croquis, dans un atelier qui se trouve là.

Cesare connut l’épouvante. Il s’écria :

– Des statues… Des statues de cire ?…

Pour toute réponse, Tubal prit une lanterne qu’il alluma.

– Venez, dit-il. J’ai du vin dans ma cave dont vous me direz des nouvelles.

La porte n’était pas dérobée, l’escalier n’avait rien de sépulcral, le caveau regorgeait de futailles pansues. L’une d’elles pivota sous la main du Juif, démasquant une ouverture et les marches d’un autre escalier. Celui-ci s’enfonçait profondément, vers le froid, l’humidité, le silence épais. Il déboucha devant une obscurité opaque. Tubal leva sa lanterne ; une voûte luisante la réverbéra. C’était un lieu si retiré, si loin de toute oreille humaine, que Cesare ne put retenir un mouvement de défense.

Tubal goguenardait :

– Cette maison-là est pratique comme pas une ! Elle a servi naguère aux caprices de Madonna Lucrezia Borgia. Ceci explique cela.

La lanterne s’abaissa. Confusément, sur une table, une formé couchée apparut. Cesare, ayant saisi la lumière, éclaira cette façon de cadavre, et reconnut le podestat Borso Strozzi, trépassé de la veille. Lui-même ? Non. Mais une poupée de cire jaune à son effigie, costumée de ses ajustements, et qui avait un poignard planté à l’endroit du cœur.

Il se retourna vers Tubal. Des lueurs bleues dansaient aux murailles suintantes. Le Juif venait d’enflammer un réchaud sous une autre figure de cire, entièrement nue, jolie et féminine.

– Je la fais fondre un peu tous les jours, expliqua le vieil homme.

Léonora d’Urbino !

Cesare, tragique, restait figé d’horreur. – Donc, il avait pressenti la vérité. Le coup de sang du podestat, la consomption de la marquise : des envoûtements ! – Oh ! ce n’était pas que la sorcellerie l’étonnât. Il y croyait comme tout le monde, et portait dans un anneau l’œil droit d’une fouine, pour se préserver du nœud de l’aiguillette. Non, ce qui le bouleversait jusqu’aux moelles, c’était de se trouver dans un de ces laboratoires dont chacun parlait sans les avoir jamais visités, comme de l’Enfer ; c’était de toucher du doigt la chose abominable, de voir de ses yeux la source clandestine des forfaits maléfiques, et d’apprendre que Tubal – ce Tubal ordinaire, quotidien, fréquent – était ce sous-dieu redoutable : un sorcier !… Maintenant, il comprenait. Sacrificateur des rancunes opulentes et perfides, le Juif avait lié partie avec Milanello (la manière du sculpteur défunt s’accusait dans les effigies par ses travers coutumiers). Et morts toutes les équivoques dont Ferrare avait tressailli : celles des Biscanti, des Toria, des Poleoni, et tant, et tant – c’était à leur connivence que Ferrare les devait.

Comme s’il eût deviné les réflexions de Cesare, Tubal les compléta :

– Ce sont les dernières statues de Milanello. Il les avait faites d’avance. J’attendais, pour les employer, qu’on m’en donnât l’ordre… (Puis, tout bas, contre l’oreille, afin de mettre en valeur l’importance de révélations qui resserraient leur complicité :) Voyez-vous, on mêle à la cire de l’huile baptismale et des cendres d’hosties. La cire n’est pas rituelle, c’est une substance commode et voilà tout ; quant à l’huile et aux cendres, une cérémonie cabalistique peut y suppléer. Mais la ressemblance de la mumie doit être aussi parfaite que possible. (Sans cela, je ne m’adresserais pas à la fleur des statuaires !) Ensuite, vous habillez la mumie avec des nippes ayant appartenu au condamné ; vous lui administrez les sacrements ; vous prononcez sur elle des formules d’exécration et de malédiction… Le tour est joué. À partir de cette minute, tout ce qu’on fait à la copie, l’original en souffre, et la chair succombe aux blessures de la cire. C’est le septième des sept maléfices, celui qui provoqua la mort du roi Dufas d’Écosse, de Charles IX de France…

– Et de mon protecteur Galeazzo Biscanti, n’est-ce pas ? Infâme !

– Messer, l’illustrissime provéditeur vous aurait-il donné plus d’argent que Tubal ?

– Immonde sorcier !

– Insultez-nous ! Vous insultez deux papes et un empereur ! – Et puis, le ghetto se venge comme il peut.

Cesare roulait dans sa tête l’histoire d’un Juif brûlé, dans le temps, près de Santa Maria in Vado, pour vol et profanation d’une hostie que ses lacérations avaient fait saigner et qui, jetée au feu, s’était mise à voltiger. L’acharnement des Hébreux lui parut formidable.

Tubal reprit :

– Je vous ai tiré que la suppression d’une femme n’était pas pour vous répugner. Or donc, voici la première tâche qui vous attend : finir cela.

Démailloté de linceuls humides, un embryon de statue montrait sa glaise larvaire. Tout autre qu’un sculpteur eût pris l’acte pour une violation de sépulture. Bordone se pencha sur le rudiment. Le masque, suffisamment « poussé », reproduisait les traits enfantins de Marguerite de Gonzague, duchesse da Este, deuxième femme du duc Alfonso, qu’il venait d’épouser.

– Dix mille florins pour vous ! annonça le Juif.

– Mais qui paye cela, grand Dieu ?

– Ah ! qui paye ? qui paye ?… Ah ! ah ! ah !

Cesare tomba dans une rêverie. Ses regards se posaient avec indifférence sur les curiosités de l’hypogée : des formules inscrites partout, vingt et un pots de faïence (trois fois sept) reliés entre eux par des fils de cuivre, un crapaud moribond empalé sur une pointe dans un cercle de conjuration, de la terre rouge au fond d’une jarre pleine d’eau.

Tout à coup, relevant ses manchettes, il atteignit cette motte d’argile et commença de la pétrir. Elle simula très vite une figure, et, les deux pouces experts l’ayant manipulée quelque temps, Cesare, avec le geste du Persée, brandit enfin le chef de Baccio della Tacca.

Tubal se divertissait. Alors Cesare, qui menaçait d’une longue aiguille les prunelles de la tête, se souvint de paroles antérieures.

– En effet, dit-il. À quoi bon ?

Son poing frappa. Le visage de terre, aplati, devint monstrueux et grotesque.

Un fou rire secouait la grêle carcasse du magicien. Ce que voyant, Cesare s’emporta, soutint qu’il y avait ici de quoi faire pendre ou rôtir tous les Juifs de Ferrare, et parla de dénoncer Tubal. Mais Tubal opposa la foi jurée, tout en riochant d’un air de fanfaronnade.

– Au demeurant, ajouta-t-il, quiconque tenterait une visite domiciliaire chez moi culbuterait foudroyé avant d’avoir trouvé le ressort de la futaille. Mais je ne crains guère l’Inquisiteur, allez ! On a des protections. Tenez, vous désirez savoir qui payera l’envoûtement de la duchesse ? Devinez ! C’est…

Le maintien du Juif laissait prévoir un nom sonore. Cesare le lisait sur ses lèvres.

– Tais-toi ! conjura-t-il.

– Vous y êtes, Messer. Il voudrait tâter d’une troisième alliance. – Mais vous semblez absent… À quoi pensez-vous ? À quoi pensez-vous derrière ces yeux-là ?…

Cesare, sans un mot, continuait de le regarder d’une façon terrible. L’instant fut chargé de risques ; la chance flotta. Goutte à goutte, on entendait la cire grésillante tomber de l’effigie dans le feu. Cesare fit un pas. Vivement, le Juif renversa la lanterne et souffla le réchaud. La nuit souterraine les étouffait.

– Je dois vous avertir que la porte est refermée, dit une voix aigrelette, et que je suis seul à pouvoir l’ouvrir.

– Ouvre-la donc, fit une voix résignée. Mais où prends-tu que j’aie voulu te nuire ?… Ouvre.

– Causons d’abord.

– Pas ici. Là-haut. En liberté.

– Soit.

Ils remontèrent.

Cesare, pensif, gagna l’embrasure de la fenêtre et s’y adossa. Le jour n’était plus. Les meubles de la chambre se distinguaient à peine. La rue serpentait, déserte et louche.

– Nous traitons ? dit le Juif.

Un homme sortait du vague, au bout de la rue, se dirigeant vers la place. Cesare le regardait venir. Il passa, couvert jusqu’aux yeux d’une cape élégamment drapée ; la médaille d’or à la mode brillait au devant de sa barrette.

Un invité de Baccio, songea le sculpteur.

– Alors ? insista Tubal.

Cesare laissa couler négligemment :

– Je veux la gloire.

Le Juif toussa pour déguiser une exclamation d’impatience.

– Je ne vous comprends pas ! Je ne vous comprends pas avec votre fringale de gloire ! Enfin, la gloire, qu’est-ce que c’est ? Un empaillage ! Qu’est-ce que Praxitèle, Phidias, Lysippe ? Des momies ! Et rien d’autre !…

Plusieurs passants firent un gai tapage. Cesare discerna des plumes abondantes, des médailles de fastueux éclats métalliques…

– Je veux la gloire ! Pour elle, je consens à mourir en pestilence d’impiété. Faut-il renoncer à Dieu, perdre son salut : je suis prêt ! Veux-tu mon âme ? Je te la donne.

– Vous me prenez pour un autre, fit Tubal très amèrement.

Cesare continuait, dans une surexcitation grandissante :

– Je la veux, moi vivant et moi poussière ! Il est impossible que tu n’aies pas les moyens de me la donner, toi qui donnes la mort si aisément !… Allons ! les événements nous pressent. Regarde : ces beaux muguets qui vont chez Baccio. Demain, c’est la ville entière qui verra son Andromède. Il ne sera plus temps !… Tubal, je te ferai des cires autant que tu en voudras, mais donne-moi la gloire ! Sinon, c’est résolu : je choisis la mort.

Tubal tressauta.

– Je n’ai pas assez de puissance, Messer Bordone… Que voulez-vous que je fasse ! Hors l’envoûtement, je ne sais rien.

– C’est déjà si formidable ! Avec une telle arme, on devrait défoncer tous les obstacles… Comment faire ?

Le pavé retentit. Un homme encore arrivait à pas pressés. Il fit un écart et passa vite, au large, à cause du porche suspect, favorable aux embuscades.

– Si vous appréhendez la vue de Monna Chiarina, quittez ce poste, Messer. Elle ne saurait tarder maintenant.

Cesare aussitôt s’éloigna de la fenêtre. Il répétait :

– Comment faire ? Ah ! disposer d’un pouvoir surnaturel, et rester là, stupide… Comment faire ?

Et ce furent cent questions à propos de l’envoûtement. Tubal y répondait avec lassitude, et laissait l’ambitieux Bordone s’épuiser en vaines recherches.

– Trouve donc ! Mais trouve donc ! s’écriait par moments le sculpteur. Je suis sûr que tu ne connais pas toutes les ressources de ta magie. Ah ! je trouverai bien, moi, sans être sorcier ! Sang du Christ ! je trouverai !

Brutal, il cognait ses poings l’un contre l’autre et les faisait se battre comme deux béliers. Il les contempla subitement, et poussa des rires imprévus.

– Qu’avez-vous ? s’enquit le Juif.

– Ce que j’ai, mon mignon ? Ah ! ah ! j’ai que si ma dextre s’endolorit des coups de ma senestre, ma senestre s’endolorit aux coups de ma dextre !… J’ai, charmant Tubal, qu’on ne se frotte pas seulement l’œil gauche pour éclaircir l’œil droit, mais encore l’œil droit pour éclaircir l’œil gauche !… J’ai…

« Il est fou ! » pensa le Juif.

La rue s’animait au passage d’un nouveau groupe : une dizaine de gentilshommes derrière un porteur de fanal, tous enveloppés de sombre, coiffés d’autruche et masqués. Ils disputaient d’une manière importante, et l’un, de taille avantageuse, marchait cambré, les coudes aux épaules de ses voisins.

Mais Cesare et Tubal n’étaient plus dans la chambre pour les remarquer.

 

La bande emplumée franchit le seuil du palais della Tacca. Les masques sautèrent, et, des manteaux rejetés, surgirent, en leurs costumes du dernier galant, Monsieur da Este et ses âmes damnées.

Baccio, tout habillé d’aurore, s’avançait à la rencontre de ses hôtes. Sa chevelure retombait en lourdes coques. Il avait le col flexible et le doux visage d’une femme. À Ferrare, certains raillaient sa mine de travesti, mais d’autres, se souvenant de Raphaël, penchaient à vénérer cette grâce hermaphrodite.

Il s’adressa au grand diable de cavalier qui faisait bouffer ses manches à gigot :

– Salut, libéral protecteur des Arts ! Monseigneur, votre esclave est honoré plus qu’il ne saurait dire…

– Moins de bavardage, cousin ! La statue, voilà ce qui m’intrigue.

– Par ici, Magnifique !

Baccio lui-même avait choisi l’heure de la visite, en mémoire d’une anecdote qui courait sur le Jupiter de Cellini et dans l’assurance que son Andromède gagnerait encore au jeu d’un éclairage savant. Plus de cent torchères illuminaient le cortile, chacune concourant à ce but.

À l’entrée des nouveaux venus, un concert de musique se fit entendre sur la galerie, et ceux qui les avaient devancés les saluèrent. Alors il y eut aux parages des statues la plus courtoise mêlée du monde ; les toques à médaille confondirent leurs panaches, la soie des simarres brochées crissait sur le taffetas des justaucorps, et les belles épées, dans leurs fourreaux de cuir, se donnaient des caresses.

Il fallut se taire. On attendit le jugement de Son Altesse. Il ne tarda. Le duc, ayant tourné suffisamment, prononça :

– Bellissima ! C’est là, de point en point, ce que je voulais. Bravo ! Tu as bien suivi mes indications. Elle fera merveille demain sur la place. Bellissima, encore un coup !

Baccio, comblé, lui baisa la main.

Ce fut le signal de l’alléluia. Chacun se récria sur l’idée astucieuse des trois statues ; et pour l’Andromède, dès que l’on connut l’agrément du duc et qu’il avait participé à l’inspiration du chef-d’œuvre, le superlatif bellissima fut tant de fois redit, qu’on se serait cru dans l’église San Francesco, dont l’écho répétait seize mots pour un qu’on lui jetait.

– Bellissima ! savourait le cardinal Pompeo Malatesta, commissaire apostolique.

– Bellissima ! décidait Falciero le jeune, peintre de la cour.

– Bellissima ! appuyait Ercole Torrigiani, l’inséparable écuyer d’Alfonso.

– Bellissima ! concluait le graveur sur pierres fines Faliero Belli, dont les camées faisaient fureur.

– Bellissima ! reprenaient Hannibale Stecchi et Lapo de’ Platti, les spadassins ducaux, deux rudes chiens de garde qui ne connaissaient pas la peur.

Baccio triomphait, splendide comme un jeune dieu. Par instants, il regardait le ciel étoilé, d’un air bienheureux.

Mais déjà le duc, affectant l’indifférence, avait pris à l’écart Ippolito Malespini, maître cavalcadour, et l’entretenait de la parade équestre dont il voulait rehausser son entrée à Modène. – On circulait en devisant. Des épagneuls nains et des levrettes deux à deux rôdaient entre les jambes, soupçonneux et craintifs. Et là-haut, dans la galerie du banquet, les serviteurs rangés le long de la balustrade assistaient à la réception. Cette contrée-là était brillamment éclairée ; les fresques semblaient sortir des murs, et les tapisseries de Flandre qui bouchaient les arcades montraient tout le relief de leurs verdures bleues et de leurs personnages épiques. Elles faisaient au lieu du régal un fond de singulière opulence, sur lequel on voyait d’en bas les musiciens souffler dans la cornemuse, le cornet et le fifre, gratter le luth et le théorbe, ou racler de la viole d’amour. – La nuit répandait une mansuétude.

Après un temps désœuvré, Baccio entendit le duc qui l’interpellait :

– Eh bien, Unique ! Va-t-on souper ?

– Sur-le-champ, Magnifique !… Votre Altesse avait daigné prévenir l’heure… Mais nous voilà, je pense, au complet…

– Eh ! gentil cousin, tu fais la grimace ! Il y a de la contrariété dans tes sourcils… Mais, pardieu ! monsieur mon sculpteur, où est donc le divin modèle de ta divine statue : cette précieuse Chiarina que j’avais demandé à voir ?… Nous la réserves-tu jaillissant d’une tourte, sans plus de voiles qu’Andromède, afin que nous estimions la ressemblance tout à notre aise ?… Si cela est, bravissimo ! Et sus au repas !

– Je n’y comprends rien, Monseigneur,… Chiarina n’est pas encore arrivée… dit Baccio en chiffonnant la pointe brodée de son col. Dans un moment, sans doute…

– J’ai faim, brusqua le duc.

– Montons ! montons ! Si Votre Altesse veut bien nous précéder…

Le majordome toussa fictivement. La musique s’éteignit aussitôt. Mais trois pinceurs de guitare jouèrent la ritournelle d’un chant carnavalesque composé par le duc lui-même, et le chanteur Bridone entonna la première strophe. Dans le cortège, les poètes repassaient des vers, pour les déclamer de place en place au cours du festin.

Baccio se sentait de fort méchante humeur.

– Bast ! lui dit le duc : Ne taquine pas les ferrets de ton aiguillette, apaise-toi. Les femmes ont toujours quelque parure qui rétive juste à point pour les retarder…

Malgré tout, le jeune homme restait maussade. L’étincellement de la table chargée de lampadaires, de surtouts ciselés, de flacons cristallins et de coupes à anse de dragon, lui semblait terne à faire peur. Les valets portaient comme autant de bélîtres les aiguières de vin de Frioul. Dans leurs plats aux fins guillochis, les mets d’apparat, dressés pourtant de la bonne façon, n’offraient plus rien que de burlesque. Bien que le cuisinier s’y fût évertué à reproduire l’aimable édicule que l’on voit dans la cathédrale de Lucques, il méprisa le temple à huit faces, à dôme et à colonnes, qui était un pâté. Moins toutefois que la paysanne napolitaine dont un cochon de lait fournissait les appas. Mais il décréta hideux les chapons rôtis en forme d’hommes. Des confitures sèches imitant une grotte où reposait certaine Calypso de frangipane, il la fit enlever, comme blessant les regards ; si bien que la nef d’Ulysse vogua désormais sans but, avec sa coque en poitrines de paons, ses voiles de pâte, ses rames de vanille et sa cargaison d’aromates.

On s’assit dans les cathèdres altières.

– Laissez une place à ma droite, pour Chiarina, dit Son Altesse. Je prétends jouir d’un pareil trésor, et premièrement lui passer ce collier d’émeraudes.

Ercole Torrigiani, l’écuyer, se mit à sa gauche.

– Que votre statue est admirable, Messer Baccio, quel que soit le point de vue ! dit l’éminentissime Pompeo Malatesta. Voyez d’ici comme elle produit grand effet ! Dans l’aube rousse des torchères, ne jurerait-on pas qu’elle met à profit la solitude pour se mirer au bassin ? Mais le jet d’eau lui trouble son miroir, et la voilà comme Andromède au-dessus de l’onde océane qui n’est jamais spéculaire ! – Connaîtrons-nous ce soir Monna Chiarina, ou bien est-ce une feinte de votre part, et craignez-vous les entreprises d’Alfonso ?

Bridone cessa de chanter. Les conversations bourdonnèrent…

Il s’y mêla bientôt une rumeur plus rauque et pour ainsi dire envahissante, qui venait du dehors.

– Qu’est-ce ? fit le duc en éveil.

Une alerte dérangea le souper. Ercole Torrigiani, se levant d’un saut, disparut derrière les tapisseries pour aller regarder sur la place. Hannibale Stecchi et Lapo de’ Platti, la main aux armes, apprêtaient déjà leur bravoure légendaire. Mais, d’un regard, Falciero le jeune arrêta les bretteurs. Penché sur le dossier d’Alfonso da Este, il tranquillisait le duc :

– Ce n’est rien, Monseigneur. Selon vos instructions et pour fomenter l’engouement dès ce soir, j’ai répandu le bruit que la statue de Baccio était une merveille des cieux. Notre annonce éclata comme l’explosion d’une vérité que nulle défense humaine ne pouvait contenir plus longtemps. Vous en voyez l’effet. Conduits par des gens à nous, voilà tous les apprentis et tous les connaisseurs de Ferrare qui viennent acclamer votre cousin !

Ercole, issu des tapisseries, grommelait :

– La place est noire de croquants. On demande à voir la statue… En tout cas, Magnifique, soyez sans crainte : nos mesures sont prises comme d’habitude. (Il tapotait un cor d’ivoire suspendu à sa ceinture.)

« N’empêche que je n’aime pas les attroupements », termina l’écuyer.

À travers les hautes lices flamandes et par le ciel ouvert du cortile, on entendait un grondement sourd relevé d’apostrophes distinctes qui étaient comme des éclairs de chaleur dans un couchant :

– Baccio ! Baccio ! La statue ! L’Andromède ! Montre-nous ton œuvre, Baccio ! Elle est à nous, à la ville !

Baccio tout pâle, incertain, questionnait le duc par ses yeux élargis.

– Voici la renommée, beau cousin ! publia Son Altesse. Va ! Montre-toi ! Parle ! Dis-leur qu’ils verront la statue demain, et qu’ils se dispersent !… Ah ! pas tout de suite, mordieu ! Laisse-les s’égosiller un peu. Par Apollon ! la fière sérénade ! Écoute-la, Baccio, de toutes tes oreilles. Il n’y a point de choral ici-bas qui vaille un tel charivari !

Les fumées de la gloire montaient…

Cependant le majordome Ernando, prenant son air le plus confidentiel, s’en vint chuchoter quelque information dans le cou de son maître.

Baccio lui fit face comme un automate violent :

– Elle était partie ?… déjà partie ?… Et le coureur ne l’a pas rencontrée ?… Alors, elle devrait être ici !… – Pardon, Monseigneur… Je ne sais… Chiarina devrait être au milieu de nous… Permettez-moi de m’enquérir…

Assailli de pressentiments, il avait quitté sa chaire sans plus attendre.

– Un flambeau !

La foule redoublait d’impatience. Au fond du vestibule, des poings allègres martelaient la grand-porte, et le heurtoir frappait en cadence, parmi les chansons d’atelier.

– C’est ce rassemblement qui l’empêche d’entrer ! dit Faliero Belli.

– Gageons plutôt qu’elle est dans le palais, aventura le duc, et qu’elle n’ose se présenter devant nous !

– Dieu le veuille !… Ernando, viens !

Baccio s’éloigna, portant comme un bouquet de flammes un candélabre à plusieurs branches. Son majordome le suivit. Un guichet les escamota. Puis on entendit l’infortuné parcourir sa demeure somptueuse et la bouleverser. Des portes battirent, un rideau craqua, déchiré. Des choses sans prix dégringolèrent avec un tintamarre de vaisselle et de casseroles. Ernando le majordome poussait des plaintes à chaque désastre. Mais le vacarme d’affolement continuait de plus belle, et le nom de Chiarina résonnait de chambre en chambre, clair ou confus, proche ou distant. Il fut crié dans le jardin, jusqu’au fond, se perdit tout là-bas, et revint plus angoissé vers le palais.

Ces appels, en dépit de leur force, étaient noyés parfois dans l’immense clameur d’humanité qui s’enflait perpétuellement. « Chiarina ! Chiarina ! » hélait Baccio. Et le peuple impérieux réclamait : « Andromède ! Andromède ! Andromède ! » avec sa voix bariolée.

D’autre part, les convives de la cène interrompue se regardaient, indécis. Ercole Torrigiani maniait son cor d’ivoire. Les autres émiettaient le pain, tournaient des hanaps… Le duc seul, réjoui de la confusion, réprimait à grand-peine son envie de rire. Une idée lui vint qui déchaîna le transport des courtisans.

– Musique ! ordonna-t-il. Musique !

La compagnie de maître Bridone attaqua le passe-pied favori de Son Altesse ; et la foule d’y répondre par un tumulte de joyeuse sédition.

Baccio reparut alors, au creux du cortile, avec son candélabre éteint. Il traversait à la hâte, voulant gagner la porte de la place. – Tout à coup, ceux qui l’observaient du haut de la galerie entendirent un choc ; ils virent Baccio s’arrêter brusquement près de l’Andromède et lâcher le candélabre qui roula de la margelle dans le bassin. Le majordome survenant poussa des cris de calamité.

Comment cela s’était-il fait ? Un bras de la statue venait de se rompre et gisait à terre.

On descendit précipitamment, tous, valets, grands seigneurs, musiciens, pêle-mêle. Ils reculèrent sitôt qu’arrivés. L’autre main, se détachant du poignet de bronze, tomba sur les dalles…

On ne comprenait pas ce qui se passait. C’était un prodige obscur et détestable. On voyait seulement de grands sillons labourer sans bruit le corps de la statue et la détériorer comme à plaisir. Puis, soudain, l’outil invisible offensa la noble matière au pli du bras survivant. Et le plus atroce, c’est qu’on n’eût pas dit que ce fût là du métal raviné, mais de la chair lacérée, jamais le bronze ne s’étant ruiné de cette façon. Oui : de la chair tailladée avec une lame ! Oui : avec une lame méchante ! Une lame experte aussi, puisque le peintre Falciero le jeune, qui suivait d’un œil épouvanté les progrès de la blessure, croyait voir désosser un coude par quelque anatomiste rompu aux minuties de la dissection, un émule d’Ambroise Paré ou de Michelagnolo…

L’avant-bras s’abattit… Ce n’était pourtant qu’un morceau de bronze !…

Or, la statue démembrée avait l’air d’un bel antique. Sa face immobile et placide contrastait avec la torture qu’elle semblait endurer… Baccio l’enlaça désespérément. Malgré son étreinte, une jambe fut coupée net, comme une jambe véritable qu’on eût tranchée d’un coup de hache. Et Baccio n’avait rien senti, rien vu, rien empêché !

Maintenant, la destruction s’acharnait au bas-ventre avec une fureur érotique.

– Il y a de la magie là-dessous ! fit le cardinal. Et s’étant signé, il prononça des formules d’exorcisme.

Maintenant, la gorge d’Andromède subissait affront sur affront.

– Le bargello ! s’écria le duc passablement égaré. Qu’il vienne ! Justice ! Justice ! Hannibale ! Lapo !

Les spadassins se présentèrent. Hannibale était blême et Lapo tremblait.

– Courez chercher le bargello !

Pendant qu’ils tâchaient d’obéir, soudainement on ne s’entendit plus, à cause de la foule infatigable qui reprenait :

– L’Andromède ! L’Andromède ! Baccio !

Des milliers de cris soufflaient en bourrasque. Une tempête redoutable exigeait la statue et le statuaire.

Baccio chancela. Une lueur naissait enfin… Des rapports s’établissaient… Andromède, portrait, effigie de Chiarina… et… la disparition de cette même Chiarina… et… et… les envoûteurs, mon Dieu !… Il concevait, encore que sans précision, l’odieuse pratique renversée, L’ENVOÛTEMENT À REBOURS ! Ah !… Et c’est alors qu’il fut semblable à son propre fantôme et que ses hurlements éclatèrent si lugubres.

– Où es-tu, Chiarina ? mon cœur ! ma bien-aimée ! Réponds-moi ! Chiarina ! Chiarina ! Courage ! Me voici, j’arrive !…

Personne n’osa le retenir dans sa fuite.

Il ouvrit la grand-porte. Et Ferrare était là tout entière, et les têtes sans nombre houlaient, et des torches rougeoyaient sur l’océan des hommes.

Une ovation satisfaite l’accueillit :

– Aaaah !… La statue ! La statue ! L’Andromède !

Mais déjà les plus rapprochés se taisaient à la vue de ce Baccio qui n’était plus Baccio.

Ses yeux fous sondaient l’espace vivant, la nuit maudite.

– Laissez-moi passer ! implorait-il.

– La statue !

– Il n’y a pas de statue ! Il n’y a pas de statue !… C’est Monna Chiarina que je cherche… On la martyrise !… Il appela de toutes ses forces : « Chiarina !… »

Devant ses larmes, la terreur et la pitié ouvrirent un passage. Il prit sa course à travers les rues, et ses cris enroués s’enfoncèrent dans l’ailleurs.

Quelqu’un le remplaçait sur les marches de l’entrée, silhouette jeune et virile, les mains en porte-voix :

– Citoyens de Ferrare, on se moque de vous ! L’Andromède de Baccio della Tacca n’existait pas ! La merveille du monde, je le jure à la face de Dieu, c’est la statue de mon maître, l’Andromède de Cesare Bordone !…

C’était Felipe Vestri qui saisissait l’occasion par les cheveux.

Un son nasillard, aigu, lui coupa la parole. On sonnait du cor à l’intérieur du palais. Signal convenu. Des sbires mêlés aux citadins tirèrent dague et flamberge. Le guet surgit, et les arquebusiers entreprirent d’écarter la foule. Cela produisit un désordre à la faveur de quoi des inconnus masqués s’échappèrent du palais dans une escorte de bravi et de gens d’armes. Dès leur éclipse, la tranquillité se rétablit.

– On vous trompait ! reprit d’un autre côté le harangueur opiniâtre. Venez voir la statue de Cesare Bordone, le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre !

Des voix éparses le soutenaient :

– C’est vrai ! – Il a raison ! – Vive Cesare Bordone !

C’étaient les élèves et les amis de Cesare.

Felipe Vestri avait été refoulé sous le porche de la maison voisine. Il aperçut dans l’ombre une tache blanche… un visage livide… Il s’approcha…

– Tenez ! cria-t-il. Et traînant un homme vers l’assemblée : Le voilà ! Vive Cesare Bordone de Comacchio ! Vive le Comacchio !

Le peuple était venu pour acclamer, c’est-à-dire pour s’acclamer lui-même en la personne d’un citoyen d’élite. Après la déception que Baccio venait de lui infliger, un âpre besoin de revanche le tourmentait. Le génie de Cesare sauvait son orgueil. Comme une brusque illumination retentissante, mille cris saluèrent le sculpteur du nom de Comacchio. En même temps s’élevaient de nombreux : « À la statue ! – Chez lui ! – Chez Bordone ! – En avant ! » Et d’une poussée, l’entassement reflua vers le héros.

Il sentit qu’il fallait marcher, conduire cette multitude. Il se mit donc à marcher dans la rougeur mouvante des torches. Et comme un fleuve impétueux soumis aux lois d’un enchanteur, sa patrie exaltée le suivait.

Il se laissait faire. Entouré de ses disciples, ballotté de l’un à l’autre, il avançait à la manière d’un ivrogne qui se raidit. Arrivabene le soutint, Felipe lui prit le bras :

– Vous étiez donc là, mon pauvre maître ? Vous aussi, vous étiez venu pour assister au sacre de Baccio !

Cesare Bordone remua les lèvres sans parler.

La foule débordait autour d’eux. On se heurtait. Les femmes surtout désiraient contempler la tête immortelle au profil d’aigle.

– Qu’il est pâle ! disait-on.

– La joie, perbacco ! si forte et si soudaine !

– Il l’a bien gagnée, depuis le temps !

– Ah ! l’enragé ! il s’est encore battu : voyez sa joue !

– C’est parbleu vrai ! Mauvais coucheur, mais bel artiste ! On l’aura griffé dans la bagarre…

La joue rayée de quatre griffes rouges, le Comacchio n’entendait rien, sinon la formidable marée triomphale qui porterait son nom jusqu’aux suprêmes postérités. Il essayait de sourire et gardait un front sévère. Il avait l’impression d’aller vers l’avenir en marchant dans la rue. Grâce aux torches et la nuit aidant, cette rue perçait un défilé plein d’écarlate et de noirceur, tapissé d’or, semé de trous. Et Cesare Bordone regardait devant lui comme un homme qui a des visions de gloire et d’horreur.

 

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